. . . EMPREINTES . . .

Françoise Gérardin

Calle de Paris

Tableau peint à l’encre d’imprimerie, 1965 (65 x 50cm)

Ici, la pluie qui bruine irise les lumières de la ville, et les reflets qu’elle projette sur les façades se disloquent en rouges et en bleus dégradés jusqu’au cœur d’une voûte à la base aveuglante. Quelques branches hivernales s’accrochent aux troncs malingres insinuant avec timidité la perspective opaline d’une chaussée obscurcie. A contrejour, bâillant au passage de parapluies noirs en balade, le store des boutiques latérales enclenchent leur sombre nuitée.

Décor d’opérette ? Esquisse pour vitrail  laïc? Vue sur la Place du Tertre ?

Paris, capitale de la liberté d’expression, brille encore aux yeux du monde quand, en 1965, lorsque Fausto rêve d’y transporter sa boîte de couleurs, les portes de la renommée semblent ouvertes à toutes les ambitions artistiques.

Depuis Jaén déjà, se consolant du chagrin d’avoir laissé un amour fervent aux Iles Canaries à la fin de sa Préparation Militaire à La Palma, et terminant les portraits de sa mère et de son père ainsi que son autoportrait, le récent diplômé de Madrid s’impatiente à l’idée de passer la frontière, de rejoindre deux de ses frères à Paris, afin de s’inscrire à l’Ecole Supérieure des Beaux Arts. Il espère également recevoir plus tard une bourse espagnole que le Ministerio de Educacion devrait lui concéder. *
Une fois arrivé à Paris, au cours de discrètes incursions par Pigalle ou Clichy , il s’enquiert des habitudes et des « lois » établies sur la Place du Tertre où les esprits de Braque et Picasso et les traces du souvenir d’Utrillo devraient occuper le poste des idoles.

Oui, mais, comme pour les idoles sur leur piédestal distancés par de nouvelles croyances, les lieux de vénération, les Bateaux Lavoirs, les rues Berthe et Sainte- Rustique, ont eu le temps de transformer leur aspect jardiné. Sur la Place, serrés les uns contre les autres, des dizaines de fabricants de tableaux se disputent les mètres carrés que leur concède régulièrement la mairie, ce qui multiplie le résultat commercial de signatures insignifiantes ; qu’importe, les touristes marchent, tournent, payent… Le Clairon et autres tavernes y trouvent leur pesant de bénéfice tout en nourrissant à bon compte, la légende des dieux dont le regard de bronze, en creux, ne juge ni ne voit plus.

Néanmoins, entre les chevalets, et vociférant quelques fois, chemine une idéologie constante, la certitude d’être la meilleure époque moderne, ce qui encourage les faiseurs de  portraits de « gosses de Poulbot » et copieurs de « clochards » à endiguer leur commerce vers la source prometteuse de dollars.

Par curiosité Fausto se pique au jeu ; Il installe sa boîte de peinture sur la lisière du trottoir… Tout d’abord sa préparation académique étonne sur la Place ; un portrait sur le vif retient l’attention de plusieurs peintres autour de sa feuille Canson où le visage d’une passante prend l’allure d’œuvre d’art. Il s’essaie à des esquisses de la rue, d’un pâté de maisons , de l’angle d’un édifice avec une honnêteté fort naïve. Rien ne se vend. Il découvre alors la possibilité d’utiliser de l’encre chez Jacqueline Logier, à l’Imprimerie de Montmartre où il va bientôt loger. Evoluant entre la Place et le local de l’imprimeur, Fausto donne libre cours à son besoin gestuel d’affirmer sa posture de peintre. Le Cognac et les airs de Mouloudji aidant, les boîtes d’encre à ses côtés et le sol jonché de rames de papier à volonté, penché sur sa cigarette il s’échine à expulser les teintes primaires à la face des feuilles qu’il éclabousse de toutes les inhibitions probablement intraitables au- delà des Pyrénées.

Il peint avec l’empressement fougueux d’un alchimiste à ses premières lueurs dorées. Cependant, malgré les efforts pour prendre dès le petit matin un emplacement sur le pavé humide, les ventes ne se matérialisent pas. Fausto et Alfredo, son nouvel ami catalan, décident pour subsister au présent difficile, de réaliser à quatre mains des figures de clochards imaginées. Alfredo les signera pour ne pas compromettre son compagnon d’atelier et adversaire au jeu d’échecs. Quant aux papiers étranges que Fausto délivre au public, ils effraient les badauds qui détournent les yeux et les porte-monnaie, vers les clochards et les Poulbot.

Une ambiance bon enfant règne malgré tout sur ce morceau de tertre cachant tant bien que mal les appétences mal nourries et la crainte du gendarme car, si quelques artistes obtiennent un bon salaire de leurs ventes, la plupart d’entre eux se contentent de cela… de se dire artistes… et s’ajoute à leur désarroi déguisé la peur d’une descente de police qui doit interdire régulièrement, suivant l’ordre préfectoral, l’étalage des œuvres qui n’ont pas de rapport direct avec le quartier de Montmartre ! Fausto apprend vite de l’expérience d’autrui. Il ne tardera pas à fabriquer une, deux, trois, quatre vues de scènes ou de rues parisiennes qui permettront sa présence sur le lieu mythique. CALLE DE PARIS est donc une des peintures boucliers faites pour protéger la production des nuits qu’il passe à la lutte rageuse contre l’inconsistance. Puis un jour l’attrait du petit format- paysage, c'est-à-dire, moitié de feuille dans sa longueur (25 X 32,5), le mène, comme un amusement, vers une abstraction légère et chatoyante. Les nouvelles réalisations, faites des mêmes ingrédients, diffèrent des antérieures par l’absence de présence humaine. Malheureusement les « petits abstraits » sont eux aussi hors la loi ! Une stratégie ingénieuse est trouvée ; au lieu de les accrocher à la vue des touristes, on va glisser entre les feuilles d’un carton à dessin fermé les travaux non conformes. Et bien, ceux-ci, enveloppés de leur mystérieuse apparition… ils se vendent !!! Pas tous, car, en constatant le succès d’une éventuelle facilité, Fausto se questionne sur l’intégrité de ses ambitions… Il me fait part de ses doutes : « Si ça plaît tellement aux gens, c’est pas bon signe pour la peinture »… Il quitte la Place quelques semaines après, sans regrets, laissant en partant trois ou quatre dizaines d’œuvres bouleversantes à l’Imprimerie Logier.*

Bien résolu, il dirigera ses pas vers ce qu’il croit être son cheminement personnel : « verdad, solo hay una.* »


*Ce qui fut fait en 1966, alors que Fausto occupe déjà une place aux Arts et Métiers de Jaén. Sa mère est effrayée à l’idée de lui voir empocher une somme conséquente de l’Etat, indue par le fait de sa situation de professeur ; elle se rend au bureau d’attributions  afin de redonner l’argent de la bourse; les fonctionnaires de l’époque sont si surpris qu’ils en parlaient encore des années après !

* Jacqueline Logier organise depuis un certain temps, dit-elle, un voyage à New-York pour présenter les tableaux de Fausto ainsi que les œuvres d’autres peintres espagnols (dont Alfredo Vila Monasterio ; réalisme fantastique). Mises à part quelques- unes d’entre elles dans les vitrines des galeries alentour, on n’a jamais réussi à connaître le destin de ces œuvres.

* « De vérité, il n’y en a qu’une »


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