Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 1 : 1936~1950

Morceau de guerre civile

Sérvula, jeune fille venue du village de Torres de AlbanchezVillage au nord de la province. avec sa sœur Mercedes, suit des études d’infirmière psychiatrique à l’hôpital San Juan de Dios à Jaén, capitale de la province.
La guerre civile éclate.
Alors qu’elle soigne les malades au couvent des Descalzas dans la rue Carrera de Jesús où le service de psychiatrie s’est momentanément déplacé, des RépublicainsDe l’armée du gouvernement de la République encore en place. l’emprisonnent, ainsi que ses compagnons, car, explique-t-elle le directeur du centre est reconnu comme fasciste notoire.
Parmi les incarcérés, Damián RodríguezDamián Rodriquez Callejón., infirmier, futur sculpteur et, plus tard, ami de son fils, écrit des poèmes courtois et autres fantaisies drolatiques. Au bout de quelques semaines, les prisonniers sont relâchés. Sérvula, promise à un cultivateur, abattu par les RougesSont appelés Rouges les communistes, socialistes, anarchistes et même les républicains. , pleure son fiancé avec amertume.

Fausto, un cousin en service commandé par la milice républicaine à Jaén, rend visite à ses jeunes parentes qu’il trouve éplorées et en difficulté : Mercedes coud nuit et jour afin de rembourser les études de Sérvula et de les nourrir toutes les deux. Mais, de fil en aiguille, de séance de cinéma en promenades, de soirée en soirée, il s’installe une intimité familiale qui encourage Fausto à proposer le mariage à Sérvula, cependant que la guerre viole, martyrise et assassine.

Un jour d’avril 1937 les habitants de Jaén sont pris d’effroi par un bombardement aussi cruel qu’inattendu et qui jette sur la ville une blessure mortelle.
On envoie le soldat en mission à Valdepeñas de Jaén où sa femme le rejoint ; il continue à moto la lutte effrénée contre les NationauxLes troupes de l’armée commandée par le général Franco.. Jaén et sa province républicaine, restant un des derniers bastions andalous qui ne capituleront pas devant les troupes franquistes, subira une terrible répression à partir de la victoire de ceux-ci.
Le 1er avril 1939, le poste de radio annonce : la guerre est terminée. Le général Franco et ses armées se sont emparés de tous les pouvoirs.

Malgré l’amertume et les meurtrissures, c’est tout d’abord un sentiment de joie qui fuse de chaque foyer. Pour fêter la fin des combats, Fausto, toujours en uniforme, ré-enfourche sa moto et s’en va chercher deux ou trois canettes de bière, à quelques pas de là, avec son coéquipier… Ils ne reviennent pas.
Sérvula, ainsi que les gens de Valdepeñas attendent, inquiets et immobilisés comme des bêtes traquées. On craint toutes sortes de représailles.

Passés quelques jours d’angoisse silencieuse, Sérvula décide de se déplacer à Jaén et d’y rechercher les traces de son mari disparu. Là, elle se démène, en proie à la rage et à la peur, auprès des nouvelles autorités… Elle obtient du directeur de l’hôpital un laisser-passer lui permettant de franchir les barrières armées qui coupent les routes. Elle s’enquiert auprès des chefs de bureau et de prison. Son mari est-il mort ou vivant ?
Enfin, une piste semble assez précise pour s’y engager : On dit que les arènes de Grenade, transformées en camp de concentration, sont bondées de prisonniers républicains, communistes, anarchistes…

L’infirmière risque le voyage dans un camion de soldats triomphants. C’est le jour où elle prend conscience de son état ; nausées et premiers désagréments de grossesse entachent la robe noire que sa sœur est arrivée à lui tailler avant son départ…
Il faut une journée pour parcourir les quatre-vingt-dix kilomètres sur des chemins semés de scènes apocalyptiques. Bureau du camp. Son mari est à l’intérieur des arènes, parmi les blessés, les malades du choléra, les torturés, les hommes rendus fous. Une rigole d’eau sale traverse le sol piétiné, servant autant à se désaltérer qu’à se laver. Quelques gardes civils aux croisements de couloirs lui promettent que si son homme n’a pas de sang sur les mains, il sera libéré. Délestée des beignets et des chorizos qu’elle avait emportés comme des clefs indispensables pour entrouvrir les labyrinthiques passages de la tolérance, Sérvula retourne à Jaén… Pleine d’espoir elle attendra et son compagnon et l’enfant à naître.

Cependant les angoisses actives se multiplient à chaque instant ; le mariage républicain sera invalidé par les nouvelles dispositions franquistes, à sa naissance son enfant sera donc illégitime.
Sérvula est belle, tenace, intelligente et grâce à son métier d’infirmière, elle occupe une position relativement enviable qui lui permet de côtoyer des personnes bien considérées au sein de la hiérarchie administrative nouvellement en place. Elle obtient des recommandations afin que son mari puisse se placer dès sa libération. Don Juan TiradoPropriétaire de la fabrique de liqueur d’anis de la «  Magdalena » actuellement : « Castillo de Jaén ». (comme respectueusement elle le nommait) accepte d’introduire celui-ci à la fabrique d’anis qu’il dirige, tout près de l’hôpital, dans leur quartier de la Madeleine. Les registres officiels consigneront avec des timbres et des cachets, conformes aux derniers décrets, le mariage catholique des républicains soumis.

En avril 1939 la guerre prend fin, mais les souffrances s’intensifient abominablement sur tout le territoire : le silence des vaincus et les cris de famine enchaînent la population avec des maillons cliquetant un dialecte convenu ; ils entraînent dans un sillage bourbeux les boulets de honte, d’horreurs et de haines, dorénavant inavouables. Soutenue par l’esprit de pax ecclesiastica , la gloire du généralissime Franco s’impose à tous. On lève le bras constamment à l’apparition de l’image omniprésente du rédempteur… Les processions, les défilés, les messes, les rassemblements de foules délirantes se substituent aux plaintes avortées du fond des gorges sèches et déguisent les tragédies englouties dans les corps blessés. Il faut cohabiter avec ceux qui ont dévasté le quartier. On croise chaque jour ceux qui ont promené«  Llevar de paseo », promener quelqu’un était la formule établie qui signifiait le chercher pour l’exécuter. le père, violé les femmes de la maison, vendu le fils…

Or, ce mois de décembre fête l’arrivée de la petite Flor, au cœur d’une famille qui n’aspire plus qu’à se réjouir par-dessus tout.
Le père, enfin libéré, occupe son humble poste à la fabrique d’anis.
En essayant de sourire il recouvre peu à peu la fière allure de ses illusions tronquées.… Mercedes multiplie, au milieu de la pénurie, ses efforts de femme d’intérieur ; elle mène le bébé à l’hôpital aux heures de tétées, à Sérvula qui se démène entre les agitées

Dans la ville, la peur des représailles demeure. On continue de poursuivre les rouges. Sur les routes défoncées, de toutes parts, déambulent des gens par groupes, en haillons, sans but, affamés. Beaucoup d’hommes n’osent pas sortir de leur cachette, d’autres tentent de fuir vers le nord avec l’espoir fou de passer une frontière. On apprendra bien plus tard que Francisco Pardo, le fiancé de Mercedes, parviendra à franchir les Pyrénées trouvant à Argelès les conditions déplorables d’un camp de concentration qui l’accueillait en pleine guerre mondiale !

Pendant plusieurs années encore, les assassinats se perpétuent au nom de la paix et, au nom de la justice, on torture en prison. Commandés par le Caudillo, des travaux de reconstruction sont en cours. Il se crée des villages de toute pièce, avec églises, mairie, rues rectilignes et dispensaires : el Consuelo et autres Villanueva de Franco, abriteront les populations loqueteuses, hagardes, perdues sur les chemins arides et dévastés. En même temps, des monuments gigantesques sont élevés par des prisonniers affamés qui meurent de mauvais traitements, au fur et à mesure que s’érigent les crucifix, les statues équestres et les barrages hydrauliques.

Sérvula est très fière de sa petite FlorPrénom de sa jeune sœur, décédée peu de temps auparavant. qu’elle présente un jour à un groupe de malades mentales dans la cour du centre psychiatrique ; exclamations admiratives, ronde de joie, applaudissements et compliments fredonnés. Une des internées veut embrasser l’enfant mais les compagnes, en crise collective, gesticulent épouvantées : non ! non ! Ne laisse pas celle-ci s’approcher de la petite … elle a le « mauvais œil ! La maman reprend le bébé en riant. Quelques jours après le détail anecdotique, Flor pousse un cri strident, sa mère la sort du berceau et découvre une auréole bleue sur la petite joue ; effrayée, elle déshabille l’enfant, aperçoit d’autres taches qui couvrent la poitrine, les jambes… Flor meurt quelques jours après.

La perte de sa fille aînée restera pour Sérvula l’irréparable événement de sa vie d’adulte. Elle trouve néanmoins, à travers l’épreuve accablante, le ressourcement de son opiniâtre énergie, d’autant plus qu‘elle est enceinte pour la deuxième fois ; mais, à ce moment, les cris de douleur et de révolte résonnent jusqu’au fond de ses entrailles, étreignant le fœtus comme le ferait une coulée de lave ardente. Ebranlé par la disparition d’une chair jumelée à sa conscience aqueuse, l’enfant à naître perçoit la confuse instabilité humaine et peut-être bien qu’il puisera dans cette charnelle distorsion, les éclats de bonté et de cynisme indispensables à l’acceptation de sa venue au monde, le 5 novembre 1940.

On donne à Fausto, comme c’est la tradition, le prénom de son père ; l’enfant naît menu. Et déjà tout petit, il se fait tout petit… à l’écoute ; tout d’abord bercé par les nanasBerceuses. que lui chante sa TitaTante, « tata ». Mercedes puis, grandissant en présence de la misère plaintive des grabataires le long des couloirs de l’hôpital, il prend l’habitude d’attendre là sa maman  qui partage ses moments libres entre lui et José, son frère cadet.

Tout petit… à l’écoute des détonations de fusillades, vers le cimetière de San Eufrasio, qu’il confond avec les acouphènes insupportables d’une otite mal soignée. Il inspecte le silence de son père. Il scrute, depuis le balcon de sa maison natale, rue Cuesta de San Miguel, les noirs fichus du voisinage qui parlent à voix basse. L’activité quotidienne lui enseigne la prudence, l’effacement et la souffrance qui rappelle à sa jeune mémoire les épreuves originelles que les plages sanglantes du souvenir gardent ensablées.

A mesure que l’infirmité auditive semble régresser, l’enfant développe des capacités étonnantes auxquelles s’ajoutent les réactions d’une logique spirituelle que son entourage perçoit comme une preuve d’intelligence éveillée. Il observe et retient tout, avec un appétit particulier pour la transformation abstraite qu’il fait des objets. Les crises douloureuses, en diminuant, insuffleront un silence de couleurs, un arc en son ciel, personnel et mélodieux, qui tempérera les degrés et les tons sur la partition de son existence.

Dès l’âge de six ans, Fausto aime à veiller seul dans la cuisine familiale à l’ombre de sa ville qui abrite l’icône miraculeuse de la Sainte Face ; visage sacré, énigmatique, dont les caractères byzantins voilent une légende très ancienne, parmi d’autres interprétations, celle du portrait du Christ vivant en Palestine… Représentation enfermée à double tour dans la cathédrale, après maintes péripéties moyenâgeuses. Cette icône, el Santo Rostro, rarement présentée aux fidèles, est soigneusement protégée par les superpositions d’anecdotes extravagantes, mais son obscur aspect reste le point lumineux des supplications désespérées que son regard, quoique perçant, ne discerne pas toujours…
Les deux frères s’amusent sur les pavés, enveloppés par l’ombre solaire des ruelles en pente où les vestiges arabes et les éboulis du vieux quartier juif entrelacent leurs oublis incrustés.

Fausto épèle les mots du journal. Il ramasse les dessins maculés, les contes par chapitre, les photos d’information officielles … un bout de crayon lui suffit pour reproduire, copier, calquer. Les bandes dessinées, T.B.O., les aventures du Guerrero del antifazSérie de bandes dessinées crées en 1944 par Gago et Quesada. , les revues chiffonnées, lui servent d’échappatoires … Par ailleurs, la découverte progressive des affiches de cinéma collées aux façades contribue à la figuration de l’inconnu au même titre que celle d’innombrables images pieuses qui vêtent les édifices représentatifs de la ville, les écoles ainsi que les couvents dont on franchit l’entrée pour la collecte d’hosties avant la messe, et les églises où, à Jaén comme dans toute l’Espagne, les offices religieux et les prières journalières sont assidûment organisés durant ces années 45-50.

Vient l’heure de l’école primaire. La mère de Fausto tient à ce que ses fils soient inscrits à l’école privée de don Manuel Moya que fréquentent les garçons des bonnes familles, ce qui, pour elle, est le meilleur moyen d’accéder au savoir et au progrès. Là, Fausto apprend certaines règles de discipline… sur les doigts. Sa passion pour le dessin s’accentue cependant ; parmi les coups de couleurs et les tracés hésitants, la première copie vendue par l’adolescent sera une représentation à l’huile d’un dessin copié du El Capitán TruenoPersonnage de bandes dessinées, créé en 1956 (en France édité sous le titre « AMIGO »., en échange de sa première boîte de peintures… il a seize ans et quelqu’un croit en son talent ! La deuxième que l’on connaisse est la reproduction de la Vierge du Titien. S’ensuivent d’autres Madones , des Dolorosa, une Sainte-Cène, des Sainte-Véronique…
Au cours des mois, Fausto se forge une coquille de survie créatrice qui le couvre suffisamment pour qu’un soir il ose déclarer son désir de devenir artiste peintre. Surprise désappointée des parents qui, nantis d’un salaire d’infirmière et celui, fort aléatoire, de manœuvre, doivent subvenir alors à l’éducation de quatre enfants et n’ont pas les moyens d’accepter une telle proposition.

Vers cette époque se produit un événement interne déséquilibrant : le départ pour la France de la tante Mercedes qui, depuis toujours, gérait la maisonnée, permettant ainsi à sa sœur de garder son poste hospitalier malgré ses maternités consécutives. Mercedes décide de rejoindre Francisco, exilé politique à Grenoble qui l’attend depuis la fin du conflit espagnol. Cette séparation produit un manque affectif pour tous, ainsi qu’une certaine confusion qui met en situation de risque le destin familial. Cherchant une solution pour pallier l’accroissement du désarroi, le père décide de créer une entreprise de limonade. Fausto, sollicité par les besoins de subsistance, se prépare à travailler avec son père tout en prenant ses premières leçons de dessin. En échange de menus services, le professeur don Enrique Barrio l’initie, surtout, à la lecture de textes prohibés par la censure en vigueur.

Apparaît alors une personne, El Padre Vello, grâce à qui, en partie, se formulera sa vocation artistique. Ce charitable curé anime comme il peut l’espérance dans les couloirs de l’hôpital, il apporte souvent des vivres et des œufs frais à l’infirmière Sérvula qu’il voit anémiée par le travail et les nombreux enfantements. Leurs conversations convergent sur l’avenir des enfants en bas- âge, les difficultés financières et la précarité environnante ainsi que sur les progrès « en dessin » du fils aîné. Lors d’une de ces rencontres fortuites avec Fausto, le prêtre lui demande de passer à l’église de la Merced où deux ou trois têtes d’anges estropiés seraient à réparer. Alors que ses parents hésitent à en accepter la rémunération, néanmoins stimulante, la proposition, anodine en apparence, conforte le jeune garçon dans sa veine d’imagier de visages. Le prêtre juge favorablement les mérites de l’adolescent et suggère à sa mère de le confier à Paco Cerezo, le peintre le plus respecté de Jaén.

C’est le point de départ. Départ de l’école primaire. Le départ artistique. Le départ enfin vers la société des grands que Fausto va découvrir sous l’angle, tout d’abord humiliant, de livreur d’eau de Seltz qu’il distribue jusque dans les recoins les plus secrètement bariolés de patios entrouverts… Combien de scènes intimes, à cette époque troublée, serviront de toile de fond à ses futurs fonds de toiles !

Sa mère, toujours en quête d’ascension sociale, tient à déménager. Elle considère déplorable pour ses quatre, bientôt cinq enfants, le logement étriqué qu’ils habitent, d’autant plus que la pauvreté environnante du quartier de la MagdalenaLe quartier ancien de la ville. n’aidera pas à leur épanouissement de citadins. L’occasion d’une vente décide du déplacement familial vers la place de San Ildefonso, plus huppée, là où la rue del ArroyoActuellement rue Teodoro Calvache. les rapproche du Jaén en essor.

Sérvula investit sa fatigue dynamisante aux côtés de son mari, à l’intérieur du local de fabrication, ainsi que dans leurs deux pièces de maison. Malgré quelques accidents de bouteilles d’eau de Seltz, éclatées dans les mains de PacoFrancisco, troisième frère de Fausto. et diverses écorchures marquant l’un ou l’autre des frères, tous travaillent au rendement de l’entreprise. Les trois aînés mènent une carriole attelée à un âne, très ardent… que la fabrique emploie au transport des bouteilles. L’animal fougueux inspire d’ailleurs un dicton populaire à Jaén: ser más cachondo que el burro de las gaseosas*« Etre en rut, plus encore que l’âne des limonades ! ».


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