Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 17 : 1968

Stabilité de peintre

En ces années de déception suspicieuse qui suit les promesses d’ouverture de la part du gouvernement, des révoltes intellectuelles, religieuses et sociales dans les régions du nord tentent de s’organiser. Brutalement réprimées par la garde civile, les turbulences citadines répondent aux incohérences d’un pouvoir moribond et inquiètent les personnages politiques liés de près à ce pouvoir.
La plupart des convictions libertaires regagnent alors leurs tanières silencieuses sous les couches de défiance cumulées depuis des années.
Fausto se souviendra du jour sombre de l’exposition accordée par la Banque Caja de Ahorros dans la ville si lumineuse de Malaga mais dont la galerie, presque introuvable dans les méandres anguleux y accédant, ne s’ouvre qu’à l’aide d’une seule clef digne de la plus acariâtre des dueñas lopeniennes. A l’intérieur, nus, quatre murs maculés semblent avoir servi d’antre secret à quelque bandoleroBandolero : brigand de grand chemin. disparu. Mais face à ce sinistre décor qui ajoute à la fatigue d’un voyage de plus sept heures à travers les sierras, il faut réagir vite afin d’inaugurer avant la nuit : achat de rouleaux de papier blanc, de punaises, de colle et de pitons. Sommaire transformation du lieu, puis accrochage rapide des tableaux alors que quelques curieux étirent déjà leur cou vers la haute salle lugubre.
Une vingtaine d’œuvres enfin, fixées tant bien que mal, se mettent à vibrer sous l’éclairage de trois ampoules ballottant au bout de leur fil !

Parmi le public en promenade, on compte les professeurs de l’Ecole des Arts et Métiers de la ville portuaire qui se présentent assez chaleureusement pour que l’élan désespéré de tantôt en soit récompensé. Ces hommes, rodés au labeur artistique journalier, s’émeuvent à la vue des scènes représentées et frémissent légèrement face à l’audace déployée qu’ils questionnent d’un regard effaré. La curiosité du groupe s’aiguise davantage encore en écoutant l’accent français qui rend incompréhensibles les mots que prononce Fafa.
Arrivée l’heure de la fermeture, lorsque les journalistes, les officiels et les derniers badauds rejoignent l’obscurité des ruelles, les cinq professeurs convient le collègue de Jaén à se remonter le moral en trinquant dans plusieurs quitapenasBars à vin de Málaga, minuscules. du quartier. Puis, avec une sorte d’affolement contenu, ils invitent le ménage à les suivre dans la nuit, jusqu’à l’atelier de peintre que l’un d’eux possède près du Café ChinitaCafé Chinita, ancien café cantante, fermé en 1937, Málaga.. Et là, une fois les persiennes bien closes, autour de quelques verres posés sur un tabouret bancal, les uns et les autres osent enfin susurrer: Y qué, cómo se vive en Francia ? Cómo va la pintura por ahi ? Oye, - les pupilles noires visent à droite, puis à gauche - y Picasso, le habeis visto alguna vez ? Se puede ver sus obras en el extranjero ?…Dicen que no quiere saber nada de nosotros españoles ! *Et alors, comment on vit en France ? Et la peinture par là-bas ? Et Picasso, vous l’avez rencontré, quelquefois ? On peut voir ses œuvres à l’étranger ? On dit qu’il ne veut rien savoir des Espagnols ! Comment pourrait-on imaginer que trente ans plus tard, à quelques pas de là, sur la place restaurée de la Merced, la maison natale de l’universel génie serait habilitée en Musée Picasso !
L’un des compagnons donne à Fausto un croquis de Fafa qu’il vient de tracer pendant que le poète de la réunion murmurait des vers de Miguel HernándezPoète né à Orihuela en 1910 et mort en 1942 à l’infirmerie de la prison franquiste où il était encore détenu.. On se quitte alors que l’aube pointe ses lames cuivrées sur les vagues clapoteuses: mañana será otro día*Demain ce sera un autre jour. Demain il fera jour. Oui, demain, oui, un autre jour...
Une époque assez trouble pour qu’on prenne soin de se munir de prudence, le plus sûr des laisser-passer…

On laisse donc passer… passer le temps, passer les tracasseries autoritaires, passer les illusions politiques et les contre-vérités journalistiques. Ce qui ne freine pas pour autant l’affermissement d’un certain idéal de progression matérielle ; Jaén a l’impression d’avancer malgré tout. D’anciennes bâtisses historiques disparaissent au bénéfice de constructeurs pressés que les banques, pressées, elles aussi, cautionnent au nom de revalorisation… niveau européen… Les avenues se garnissent d’arbres frêles encore. Les jeunes filles choisissent d’étudier massivement au lieu de broder leur trousseau chez elles, se ralliant de plus en plus à l’évolution ambiante ; Fausto, à l’Ecole, encourage vivement cette évolution et suscite des vocations sérieuses d’artistes professionnelles qui lui en seront reconnaissantes au moins autant que ses élèves masculins. Lui-même s’enhardit à solliciter des salles d’expositions officielles malgré la réticence à son encontre des administrations en place qui craignent qu’au contact de ses figures jugées subversives, une débandade amorale ne s’empare de la sage tranquillité citadine dont ils ont la responsabilité.
Quelques transactions sont nécessaires pour obtenir la Salle très populaire de la Económica y Amigos del País. Une date est arrêtée permettant une exposition collective du Grupo Jaén. Il faudra peindre de nouvelles toiles pour couvrir la surface importante du local qui s’emplit habituellement à l’heure de la promenade, quand tout le monde rencontre tout le monde, de vingt heures à vingt-deux heures trente.

Fausto tient à y dévoiler son savoir éclectique au grand public dont les goûts, en général, ne dépassent pas l’appréciation d’une beauté définie par la représentation externe et statique des objets ; il va réunir dans cette exposition des tableaux très différents les uns des autres tels que la Nature morte, composée de langoustes et de vaisselle en cristal dont le réalisme opulent contraste avec El regalo *Le Cadeau aux ombres caricaturales. Quant au plus grand des tableaux exposés il choque autant qu’il tranquillise ; composition classique de trois nus, charnus et intimistes qui arrivera, sur place, humide encore d’un glacis à peine terminé. Manicura - La Toilette titre double comme si le besoin d’expliquer le visiblement clair était utile ! Les peintres et les deux sculpteurs disposent leurs œuvres le long des murs qui doivent s’éclairer le soir même. Mais coup de théâtre avant l’inauguration ; au cours de la matinée, Monseigneur l’évêque, fraîchement nommé dans le diocèse, fait savoir qu’il aimerait se mettre au courant des activités artistiques de la ville et décide de visiter l’exposition collective, en comité restreint… On prévient Fausto, on s’agite ; que va dire l’évêque à la vue des trois femmes dénudées ? Ne devrait-on pas remplacer la toile pour une autre plus discrète? S’il fallait rhabiller toutes les saintes aux seins nus des églises et des couvents on en aurait pour un sacré moment ! est la réponse de l’exposant…
Quand à la réaction de Monseigneur l’Evêque, on a su plus tard qu’ayant freiné son pas épiscopal pour mieux apprécier La Toilette, il a charitablement souri.


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