Dès son retour de vacances, Fausto assistera au chamboulement que provoque la réinstallation de l’Ecole reconstruite, rue Martinez Molina, par l’architecte Luis Berges qui s’est efforcé de donner un sens à la modernité en structurant la plasticité, la commodité et les ouvertures au style presque médiéval du quartier. Un centre superbe où, dorénavant, le système autoritaire et désuet de son administration ne compense plus les exigences par ailleurs renouvelées. La société de Jaén accélère un mouvement global qui, tout en semblant renâcler, se dirige inexorablement vers l’aboutissement dilué des vingt-huit ou vingt-neuf ans d’une paix écrasante. Ceci explique les réactions rapides d’une partie du professorat et d’une grande majorité d’élèves qui désireraient percevoir, parallèlement au changement architectural de leur Ecole, une transformation progressive qui concernerait les méthodes pédagogiques et un enseignement plus adapté à la vie professionnelle et artistique. Un désir formulé en aparté, par des mots craintifs qui, la plupart du temps, ne résonnent qu’au fond d’un café ou tout au bout d’un couloir.
Fausto, conscient de son manque d’influence à l’intérieur du conseil des professeurs, se contente d’agir du mieux qu’il sait dans sa classe de sculpture, en stimulant les élèves à perfectionner leurs travaux de modelage et de dessin.
Il voue à sa famille une attention spéciale, encourage ses jeunes frères, Jesús et Pedro, à s’inscrire aux Arts et Métiers tout en poursuivant leurs études secondaires. Il soutient la décision de sa petite sœur, Mariflor, de vingt ans sa cadette, qui veut prendre des cours de danse de flamenco chez le professeur et barman Manolé.
Profitant des vacances courtes, il les emmène visiter les alentours, quelques fois jusqu’à la Costa del Sol ou sur l’Atlantique, accompagnés du Rorro, de Fafa et des amis dans une deuxième voiture.
Le travail pictural s’essouffle quelque peu. Alors, pour exercer sa main ralentie, Fausto exécute des natures mortes dans la ligne la plus classique et appétissante, ce qui exige de lui moins d’effort de concentration que l’ascèse imaginative : des pommes charnues, des langoustes vivantes, des oignons cuivrés ou des dorades à point saumonées. On s’arrache les tableaux généreux qui alimenteraient si bien son homme si l’homme consentait à emplir cette corne d’abondance plus fréquemment… Mais au lieu d’accepter l’entrée dans l’olympe commercial, il regagne à toute vitesse la porte du labyrinthe intérieur afin d’y peloter à son aise le fil intransigeant de ses Parques préférées… alors que les sons de la Valse à mille temps s’ajoutent à ceux des Alegrías de FosforitoFosforito : Antonio Fernandez Díaz (Puente genil 1932- ), Llave de Oro del cante. ou que les chants fourbus de Polluelas frôlent les amateurs réunis autour d’un verre.
Le dynamisme de Fausto fédère le même petit groupe d’artistes qui se fréquentent habituellement, mais cette fois dans l’intention de travailler ensemble le portrait rapide, l’esquisse qui permet de développer la virtuosité du geste et rendre une fraîcheur interprétative spontanée. L’exercice consiste à peindre le modèle sans dépasser la demi-heure. On prend très au sérieux l’initiative qui transforme à intervalles réguliers le petit salon en atelier commun. Et si le temps de pose prévu se meuble d’un silence égal à celui d’une classe enfantine, l’avant et l’après séance succombent aux espiègleries dignes de la même classe en l’absence du maître ! Quant aux résultats ils s’avèrent fructueux pour certains, décevants pour les moins adroits.
Le jeune Allemand fou dingue de Van Gogh, Günter, pour qui on a trouvé un abri de chèvres à La Guardia (village à quelques kilomètres de là) afin qu’il ne dorme plus dans le paysage de ses rêves… à la belle étoile, participe aux pratiques d’entraînement, rouge et bavard comme un apprenti perroquet !
Miguelito, surnommé chotito frito, s’affaire à préparer des sandwiches de sardines avec les manières sautillantes et frêles d’un chevreau apeuré ; son visage, sur le modeste carton qui sert de support à Fausto, témoigne de la perspicacité du portraitiste et restera, malgré la simplicité de son exécution, ou grâce à elle, une étude fulgurante…
On demande aussi au concierge de l’immeuble, Paco, ainsi qu’à son fils, de sacrifier leurs efforts d’immobilité au nom de l’Art ! Ce qu’ils acceptent volontiers prévoyant une récompense bien arrosée…
Fafa s’installe également sur la chaise des supplices entre la toilette et la bouillie du « Petit Fausto ». Une voisine du quartier, jeune maman française qui ne put supporter l’ambiance andalouse, est sollicitée elle aussi avant de prendre la poudre d’escampette vers ses Pyrénées natales. Boni, l’infirmier aux multiples métiers se fait croquer par la même assemblée (Fausto se sert pour lui de l’avers cartonné de Miguelito, par souci d’économie ; la dévaluation constante de la peseta et les sombres perspectives rapportées par les nouvelles télévisées n’encouragent guère aux dépenses superflues). Le peintre paysagiste de l’école de Cerezo et de Rufino Martos, José Cortés, accepte d’emblée l’originalité de la réunion laborieuse et prend la place de modèle pendant sa demi-heure de contribution.
Cette effervescence d’ambiance syncopée pendant plusieurs semaines rejoint la volonté d’être et la force de croire à l’émulation libéralisée qu’une activité atrophiée atermoyait depuis fort longtemps.
Il est à noter qu’en ces temps de mutation idéologique et sociale bourgeonnante, l’art du chant andalou est stimulé autant par d’anciens fascistes que par des socialistes invétérés, malgré le silence prudent des gens de gauche plus ou moins masqués encore. Un jour, en ville, accompagné d’un sérieux amateur de flamenco de ses fréquentations, Fausto rencontre son père qui distribue les bouteilles de son camion de limonadier. Entre les trois s’engage une conversation, cérémonieuse, sous les volutes aromatiques de cafés, d’anis glacé et de Celtas sans filtre, dans le bar Sahara tout proche. L’appel strident d’un klaxon fait reprendre ses esprits au papa qui a laissé son véhicule au milieu de la chaussée… Il oublie souvent les évolutions urbaines… Le soir, au cours de sa visite quotidienne aux parents, Fausto, penché vers le fauteuil paternel, entend des mots murmurés qui le troublent : dis-donc, ton ami de ce matin, à l’après-guerre… il se portait encore volontaire pour torturer les rouges qui tombaient entre les mains des franquistes…
Le vingt-trois janvier 1968, jour de la fête de San Ildefonso, alors qu’on l’attendait pour la Saint-Valentin, apparaît Jaime, le deuxième fils de Fausto. Corinne, sa belle-sœur, accourt de Lorraine aider le ménage remuant et remué ; cette présence bénévole stimulera plus encore les sorties à la campagne, les réunions familiales et les échanges amicaux. Grâce à la sérénité qu’elle apporte pendant quelques mois, la peinture peut délivrer de nouvelles perspectives tout en adaptant les résumés de leçons passées.
A l’Ecole, Fausto est un professeur sévère qui exige le suivi des canons classiques pendant ses cours mais qui n’échappe pas à la crainte d’un jugement trop hâtif par lequel, à la seule vue de sa peinture extravagante, les élèves et l’entourage risqueraient de reléguer son nom à la file des artistes maudits, voire immoraux. Quelques tableaux imaginatifs et osés parsèment néanmoins de gouttelettes incandescentes ses études réalistes, nombreuses en 1968. Et ce qui pourrait apparaître comme une impulsion rétrograde, le fait de réaliser des œuvres fortement teintées d’académisme correspond en grande partie au besoin d’être admis, reconnu et apprécié, afin de mener délibérément à terme les intentions expressionnistes qui ne demandent qu’à jaillir de la palette.
Une sorte de compromission intérieure insère des tableaux tels que El beso, Melenchones, El regalo, Don… , La corrida , Vieja del abañico, aux collections de portraits académiques et autres Arlequines, Toilette en azul, Joven sentada, Bodegón de flores, Bodegón de copas *Le baiser, Melenchones (danses et chants populaires propres à Jaén ), Le cadeau, Don… , La corrida, Vieille à l’éventail, Arlequins, Toilette en bleu, Jeune fille assise, Nature-morte de fleurs, Nature-morte de coupes. et à toute une série d’œuvres d’entre-deux qui configurent autant de technique classique que de création spirituelle.
On retrouve à nouveau la double volonté du peintre qui, par un semblant d’hésitation ou grâce à sa souplesse professionnelle, trace un chemin inédit parmi le foisonnement d’influences qui traversent l’histoire de l’art.