Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 4 : 1959~1964

Madrid, les Beaux-Arts

Madrid.

Avec deux adresses en poche, le conquérant descend de l’autocar, maigre, voûté, tanguant sous l’effet d’une valise débordante, son chevalet pliant à la main et son carton à dessin sous le coude, il marche dans Madrid. Si ce n’est pas Rastignac, c’est parce que ça n’est point Paris !

L’enseignement de l’Ecole des Beaux-Arts de Madrid est régenté par le classicisme le plus strict d’Europe. L’expression personnelle n’y est toujours pas de mise. Les futurs maîtres doivent, tout d’abord, faire preuve d’une grande docilité auprès des professeurs puis, d’un grand respect envers les géants dont les œuvres mythiques fortifient les musées et les édifices représentatifs de la cité : Velásquez, Goya, Zurbarán, Murillo, Le Greco, Ribera, Bosch, Valdés Leal. Car, raidis sur les murs historiques d’un empire déchu, ils tiennent tête à tous les courants, à tous les siècles. Ils toisent les novices qui s’approchent d’eux en tremblant, munis de pinceaux et de chevalets, profanes encore, pour leur extraire d’antiques secrets.

Toutefois, les premiers mois, désorienté par une installation précaire qui suit plusieurs changements d’adresse et par quelques déboires que tout étudiant provincial dépourvu subit en débarquant à la capitale, l’artiste lutte contre la sensation d’arrachement qu’il éprouve loin de sa famille et des amitiés consolidées, loin des amours mûries auxquelles il demeure attaché. Fausto fait partie de ces hommes qui gardent pour toujours, accrochés à leur cœur, les visages de ceux qu’ils ont aimés, et, suspendus à leur esprit, les acteurs pernicieux qui leur ont joué de mauvais tours. Ses émotions restent indélébiles tout en formulant les aspirations de leurs multiples projets. Le dépaysement se radicalise au contact du modernisme qui emplit les horizons de Madrid. L’arrivée de la télévision dont on entend dire qu’elle va s’installer ici tout comme elle l’a fait dans d’autres régions du monde. L’érection de la Casa del CoñoVue la hauteur impressionnante de ce premier édifice construit en pleine ville l’expression d’étonnement populaire, avec ces mots :  «  Co&ntild;o ¡ que casa » ! baptisait d’elle-même l’immeuble géant. … L’apparition sporadique d’étrangers cahotant sur les routes nationales. L’incursion des aides américaines qui plante les poutrelles de ses plans urbains dans la rocaille, jusque-là dédiée au pâturage des brebis.
La reconstruction du pays se met en branle en bouleversant quelque peu les données officielles en place.

Fausto, durant sa première année à l’Ecole Supérieure, se borne à l’application du travail imposé, tout en essayant de comprendre la grande ville. Son esprit enjoué d’andalou, dont l’accent méridional fait sourire, facilite paradoxalement son intégration. Au milieu du groupe où certains paraissent très distants, il fait tache et, du même coup, il se distingue grâce au caractère apparemment léger qui lui permet de se faufiler, comme pour rire, au premier rang de la classe. Après la formation sèche et sévère de don Pablo à Jaén, il s’adapte au style aride qu’emploient les doctes enseignants depuis la hauteur de leur dignité. Certaines corrections semblent toutefois bien floues à l’émule, quand, par exemple, face au modèle qui pose nu sur l’estrade, un professeur, en tapotant la toile du bout du doigt, déclare en guise de conseil : Ceci doit vibrer comme la corde d’un violon !
Les vacances estivales invitent Fausto à s’engager pour un travail rémunéré en Galice où se construit un des grands barrages hydrauliques de l’Etat.
Terrible.
Seule l’espérance d’en sortir en vie différencie de l’enfer le bagne déguisé ! Il ne regrettera néanmoins aucune des expériences vécues sur ce lieu de travaux forcés, malgré la faim et les crasses qu’il y endure ; le plus difficilement supportable n’est pas le fait que les vers et les mouches surnagent dans les soupes d’os avariés mais que les travailleurs hébétés acceptent d’avaler cette pitance pour ne pas mourir. Le peu d’argent qu’il gagne, Fausto l’emploie en achat de pain grisâtre et de chocolat crissant qui le maintiennent faiblement jusqu’à son retour chez lui où il reprend quelques forces avant la seconde rentrée universitaire.

Arrive le moment de l’apprentissage du portrait qui confirme la passion de Fausto pour l’expression du visage humain. Un voisin de chevalet, Ángel Estrada, de quelques années son aîné, est issu d’une famille de sculpteurs qui élaborent, à Léon, les figures processionnelles de Semaine Sainte : les  pasos. Auprès de ce peintre consacré, à qui il ne manque plus que d’officialiser les acquis par le diplôme, Fausto défriche les pentes d’un savoir qu’une approche jusque-là hésitante ne lui permettait pas de grimper. Animé par l’amitié éclairée et encourageante de son compagnon, il entreprend d’oser tracer, sans vaciller, les contours statiques des modèles qui posent, grelottant, sur une estrade de la classe (la surnommée Boticelli par exemple) et faire transparaître leur changeante pigmentation. Le soir, dans la chambre qu’il partage avec Fausto et Isidro López, Ángel complète les leçons des maîtres : respecter les perspectives de l’esprit, obéir aux lois rythmées de l’équilibre pour mieux les esquiver, renforcer le ton transparent des glacis, traduire en larges gestes la mouvance des couleurs. Au cours de ces échanges d’explications, le grattage des toiles, utilisées à l’Ecole et notées par les professeurs, se fait après avoir détrempé les études dans la baignoire, jusqu’à usure des ongles. A réemployer une fois sèches…

L’évolution intellectuelle, efficace à Madrid, accélère les poussées permissives de l’Etat. En outre les ministères, remodelés, permettent au pays d’établir de plus larges ouvertures internationales.
On susurre Liberté… sans écrire encore son nom !
Les passages frontaliers deviennent plus fluides. Les jeunes gens avouent une curiosité qu’ils désirent comparer à des réponses extérieures au CatónPremier livre de lecture dans les écoles primaires, aussi moralisant que son nom l’indique ( Référence à Dionisio Caton, IIIème siècle de notre ère). castillan.
Fausto se rappelle que sa tante Mercedes et son mari, réfugié politique, vivent à Jarry près de Grenoble. Il se sent pousser des ailes. S’armant de courage, il s’inscrit aux offres de vendanges dans le Roussillon et, flanqué de crayons et de blocs à dessin tout neufs, il part en auto-stop avec, fourrés dans son sac, quelques  my taylor is rich  et autres similis français.
Ne s’en tenant pas seulement aux vendanges, il passe trois mois de nomadisme à travers l’Europe où presque toutes les têtes sont bonnes à croquer. Les leçons de l’Art bien apprises et des questions estudiantines plein la tête, l’aventurier s’emballe au contact des affirmations artistiques modernes qu’à l’étranger, les galeries et les musées exploitent largement en les montrant au grand jour. Quant aux œuvres du passé, qu’il visualise en Belgique et en Hollande en compagnie de wallonnes et flamandes accueillantes (des dessins restent parmi les familles qui le reçoivent), elles comblent les puzzles de visions chatoyantes perçues pendant son enfance. 

De retour à Madrid, non sans avoir, à Jaén, tranquillisé ses parents, inquiets du silence prolongé et, fort de l’expérience révélatrice de libertés insoupçonnées intra muros, Fausto, sagement, regagne l’Ecole. Il poursuit son application studieuse avec la ferme volonté de peindre un jour - presque - aussi bien que Rembrandt. Les compagnons de classe, en groupes de travail ou de détente, stimulent l’élargissement de connaissances diversifiées et de passions respectives. La musique, entre autres, les intéresse par toutes ses facettes. Fausto retrouve Luis Santiago, un de ses amis et voisins de Jaén, musicien formé à l’école militaire de Madrid d’où il sortira professionnel. L’argent manque pour assister aux récitals… qu’importe ; Fausto entre au concert chargé du coffret de la trompette, suivi de Luis qui rejoint l’orchestre trompette à la main ! Darío Villalba, le quatrième larron de la bande des Beaux-Arts, singulièrement amateur de flamenco, introduit l’andalou dans les cafés-théâtres. Un fol amour entraîne cet amateur à offrir des bouquets de roses à la chanteuse folklorique Lola Flores qui, sur la scène, fait trépigner son décolleté de zapateadosL’expression dansée du zapateado - claquements de talons et de pointes rapides sur le sol - rappellent les origines des danses de claquettes nord-américaines. endiablés (Véritable tourbillon national, Lola Flores mourra la même nuit que Fausto, en 1995). Les deux étudiants parcourent ensemble les aurores qui ondulent aux sons rauques des Pepe « el de la Matrona », Rafael Romero « El Gallina » , « La Paquera » ou Antonio Mairena.*Tous artistes, chanteurs de chant flamenco.

Si les racines de l’expression andalouse nourrissaient déjà sa personnalité, c’est à Madrid que Fausto découvre leurs troncs dont les branches ignifères alimenteront le foyer intérieur de ses œuvres gourmandes. Isidro, lui, au cours de séances de peinture spontanées, communique son enthousiasme pour le classique ; Egmont ou la Neuvième symphonie assourdissent les oreilles presque autant que d’autres chansons françaises qui se disputent le pick-up et font grésiller les voix, tristes ou railleuses, de Colette Renard et d’Edith Piaf, par d’évanescents quarante-cinq tours que le père de Darío rapporte de ses voyages diplomatiques. Pendant ces années d’études aux Beaux-Arts Fausto fait aussi fleurir une multitude de travaux hétéroclites et alimentaires : illustrations de corridas sur assiettes à vendre aux touristes, reproductions d’œuvres du Prado, esquisses de personnages célèbres. Il multiplie les occasions de peindre les bustes d’après modèle : la logeuse, les amis d’amis, les visiteuses étrangères, les parents en époques de vacances ; ces portraits témoignent de l’austérité scolastique propre à l’Ecole madrilène, autant par le maintien et la rigueur de la pose que par le choix des tons dégradés qui séparent, des ombres faciales éclairées, les reflets diffus tout autour assombris.

Très tôt, tout en appliquant les leçons académiques, Fausto se cabre face à cet enseignement qui semble bloquer ses disponibilités, quoique, même au comble des plus culottées de ses fantaisies, ses bagages artistiques n’en seront jamais entièrement délestés.
C’est peut-être la raison qui l’induit à se fabriquer deux voies parallèles, au centre desquelles, attiré vers l’abstraction par l’une, il s’appuiera sur l’autre qui, à son tour, mobilisera son académisme, là où il espérait en sortir ! Une permanente ruée d’attelage spirituel orientera les recherches d’expression, de ce qu’il ressent profondément, par le truchement de la démesure équivoque des formes et par la saturation des couleurs en extrême : la dualité et son intériorisation.

Les prémices de cette volonté apparaissent alors et d’une manière sensible. Le portrait de Marie-Claire en 1963, par exemple et, à quelques semaines près, celui d’Isabelle en 1964 prouvent l’intention double du cheminement personnel qu’entreprend Fausto. Le premier, fond et formes réunis en touches lestes, sombres mais insouciantes, est illuminé par le visage bondissant au milieu d’orangés et d’ocres transparents, ordonnés à peine, ce qui permet au regard élargi une intensité non contenue ; tableau qui promet une suite expressionniste au futur peintre. Le second, quant à lui, suit à la lettre les leçons académiques, comme ignorant l’évolution de l’histoire de l’art. Comme si les brancards n’étaient pas assez solidement harnachés pour permettre le galop.


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