Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 7 : 1966

Radical retour vers l’Espagne

Cette virée en deux-chevaux scelle définitivement les goûts communs et les malentendus des deux aventuriers tout en les ramenant sur la place du Tertre où Alfredo a pu vendre les études abstraites. Au début du mois de juin 1966 Fausto fait part à celui-ci de la décision qu’il a prise de repartir pour l’Espagne. Alfredo naturellement s’en désole : Ahora que te va bien ¿ es cuando quieres irte ? *« c’est maintenant, alors que les choses marchent bien pour toi, que tu tiens à partir ? » En effet, afin d’éviter le leurre commercial, Fausto va diriger l’exigence de son ambition vers la terre qui la fit naître. Il fait une croix sur plusieurs projets dont il minimise maintenant l’importance et laisse sur-le-champ quelques dizaines de tableaux à Jacqueline, surprise et pantoise car elle envisageait un voyage à New York pour les y exposer.

La deux-chevaux, tout en piaffant, s’éloigne ainsi des mythes parisiens et découvre sur son chemin de nouvelles bifurcations : l’annonce d’un enfant à naître, un tour par la Lorraine - patrie de Fafa - là, on considère curieusement l’artiste fort courbé, timide tout autant qu’instigateur. Puis, une visite à la Tita Mercedes, à Jarry. La Tita, si éprouvée dès sa jeunesse, tient à poursuivre sa vie près de Grenoble, aux côtés de la famille Mariño, également réfugiée depuis la guerre civile en 1939 mais, surtout, pour sauvegarder le bien-être d’un fils handicapé. Puis, la deux-chevaux entreprend sa descente vers l’Espagne.

Fausto s’empresse de présenter sa fiancée à la grand’mère à Valencia où, émigrée loin des monts de Siles, elle vieillit lentement, dans un face à face immobile avec son portrait suspendu au mur de la salita, chez sa fille María . En voyage, les chaleureuses perceptions des terres du Sud s’animent. Elles stimulent à ironiser sur l’état des routes ibériques et sur la misère, palpable dès le passage de la frontière, mais plus adhérente encore à mesure que s’évasent, verdoyants, quelques jardins andalous et quand, soudainement, s’étale la mer aciéreuse des oliviers de Jaén.

Les retrouvailles de Fausto avec sa ville natale sont une réjouissance pour tous. Et le fait de réapparaître accompagné par une Française qui, de surcroît, conduit une auto, rehausse les jugements, mi-goguenards mi-sérieux, sur ses qualités d’artiste et d’original.
Le plus simplement du monde, il réintègre la maison familiale. Ses parents, quelque peu interloqués, hébergent sans hésiter et le fils et l’amie car la perspective hôtelière ne serait pas de mise ; ils doivent néanmoins affronter les œillades perplexes du voisinage tout en arborant une vaillante tolérance.On se serre dans la petite maison exiguë que partagent aussi les quatre derniers frères et sœurs ; quant au gazpachoGazpacho, boisson salée, encore très « claire » à cette époque : de l’eau, du sel, de l’ail pilé avec du pain dur, de l’huile, et, surnageant ce mets de fin repas de midi, quelques morceaux de tomate et de concombre, de pommes émincées ou de melon d’eau. Cette soupe froide, rafraîchissante, aseptisant les chaleurs d’été, se sert dans un plat commun et se déguste à la cuiller., on l’éclaircira légèrement… Ce que les parents souhaitent surtout est que leur fils sollicite au plus vite une place de professeur, qu’il mette fin à ses aventures pécuniairement infructueuses et que l’amie noue ses cheveux - ça n’est pas une gitane - et qu’elle ne se promène pas seule dans la rue ! A chaque croisement, à chaque pâté de maisons, ce sont des rencontres, copains de jeunesse, artistes en conversations animées. Entre autres, les peintres appartenant au Grupo Jaén, réunis par le commerçant Ripoll, photographe et galeriste qui espère faire prospérer les arts de la province. Les compagnons d’antan, ceux du Syndicat unique, la E.N.S.I.N.A., les Cortés, Hidalgo, Hornas, Ballesteros, Viribay, tous embringués dans la lutte acharnée pour la vie, tous ou presque pères de famille et tous à vouloir faire le meilleur des tableaux. Damián Rodriguez, infirmier sculpteur qu’on a déjà vu emprisonné avec Sérvula pendant la guerre civile, témoin de l’empressement du jeune aventurier à se mettre rapidement au travail, obtient, de l’antiquaire Rosarte, la permission de prêter un de ses ateliers afin que Fausto puisse peindre pendant l’été. Le local est encastré dans la façade brûlante de la rue Carrera de Jesús entre celui de Paco Cerezo et un minuscule bar adjacent. La taverne est sans siège comme tous les bars de Jaén en 1966, ses trois mètres carrés d’ombre voilée par une courtine bleue servent de point de chute aux conversations assoiffées. La chaleur insupportable de l’extérieur et le vin peleónVino peleón : vin ordinaire. Chatos : verre bas et petit ( chato=court). Tapa, petit accompagnement, souvent chaud, offert… avec le verre de vin. - de la région de la Mancha - qu’on y prend à courtes gorgées de chatos  - verres de taille réduite - alterne avec les mini tapas de mou de porc frit ou quelques pois chiches plâtrés qui ne trompent qu’apparemment les envies motivées de Fafa enceinte.

Fausto mobilise son chevalet dans la nudité Renaissance des murs chaulés ; il cloue plusieurs toiles, gratte d’anciennes études poussiéreuses de l’Ecole qu’il apprête à nouveau. Il est poussé non seulement par son indiscutable passion artistique mais surtout par une situation financière plus que délicate. Vu le peu d’enthousiasme que soulèvent ici les couleurs inédites, aux formes dérangeantes, de ses derniers travaux, il réutilise l’austérité des huiles terreuses qu’il employait avant les découvertes parisiennes dont il garde presque en secret une centaine d’encre sur papiers; tels des fruits cueillis trop verts qu’il ferait mûrir sur claies, il les vendra en temps voulu. Aussitôt installé, s’appliquant à peindre le portrait de la fille d’une voisine qui en fait la commande, il essaie de consacrer du temps aux tableaux qu’il présentera à l’exposition collective organisée par le Grupo Jaén à Ciudad Real, en automne.

Baignés de soleil accablant et malgré l’agitation provoquée par les vacances, les mois d’été verront apparaître, en plus de deux portraits, cinq autres œuvres imaginaires: Monaguillos enfants de chœur en surplis de dentelles détaillées sur l’aube carmin,  Interior de iglesia dont les vitraux se jouent du soleil par l’ombre fluant,  En el bar, une accusation brune de deux regards absinthés, Rondeña *Enfants de chœur, Intérieur d’église, Au bar, Ronde&ntild;a : chant flamenco, région de Ronda, Joueurs de cartes. réunion nocturne de chanteurs de flamenco, Jugadores de cartas, cinq têtes autour d’un jeu de cartes. Par un après-midi torride de juillet surgit sans prévenir - le téléphone est rare encore chez les particuliers - l’anglaise Margo Picken à qui Fausto avait fait le portrait l’année antérieure aux Canaries. Elle passe l’été en Espagne avec Elther, une camarade qui inspire immédiatement le peintre car, dès les présentations faites, il s’empare d’un châssis de 81/65 pour y tendre une toile digne de faire poser la rousse aux yeux de mer du Nord… Un nu que les jeunes touristes emporteront dans leurs aventures d’auto-stoppeuses, à la surprise de Sérvula, ahurie par cette étrangère témérité… Au mois d’août, Paco, le frère de Fausto, lui présente un copain du service militaire ; il s’agit de Nano, le fils du chanteur Canalejas de Puerto RealJuan Pérez Sánchez,1905-1966 : descendant de la famille des Paquirri. S’établit à Jaén à partir de la guerre civile. Maintiendra sa vie d’artiste avec, aussi, de grands succès discographiques. qui, pendant la guerre civile, ainsi que d’autres artistes fuyant devant les troupes franquistes du sud, s’est installé puis marié à Jaén. L’amitié qui naîtra de cette rencontre est due en grande partie à leur passion partagée pour le flamenco ; l’approfondissement des thèmes musicaux dont les variantes et la diversité leur semblent illimités, servira de base plus tard à de nombreuses actions intellectuelles et populaires qui reverniront le blason dépoli de l’ancestrale richesse trop souvent caricaturée. La guerre, d’ailleurs, avait pour ainsi dire effacé les conclusions élaborées en leur temps par Manuel de Falla et García Lorca, entre autres.

C’est à ce moment-là aussi que Fausto fait la rencontre du chanteur Pepe PolluelasChanteur de flamenco, incrusté à Jaén, pour des raisons personnelles, par le destin… est resté chanteur professionnel à Jaén…, sur le chemin de La Cabaña, club malfamé, route de Valdepeñas. Ce chanteur, oublié, traîne un filet de souffle, de fandango en fandango, en accompagnant les nuits arrosées, en outre, du mépris général et pourtant… ¿ Pepe, no sabes ya cantar por solear? - Sí, claro, por soleà… ayíí … !  *-Pepe, tu ne sais plus de chants de Solear ?
– Mais si, bien-sûr
et un fandango, assez mièvre, dans le style de Pepe MarchenaJosé Tejada Martín, « Pepe Marchena » 1903-1976. gargouille au sein de l’obscurité brûlante des oliviers lunaires.

Vingt-sept ans de paix, monologue régulièrement le Généralissime sur l’unique chaîne de télévision espagnole… Vingt-sept ans de torpeur amollissante et de répétitions folkloriques malgré les quelques apparitions du Ballet National où Antonio, le danseur, mime une volonté gestuelle fort méritoire. Sans oublier les ultimes images filmées d’une Carmen Amaya, si tôt vaincue par un trop de vie.  « Haz memoria,¡ coño ! Soleá de Cádiz ¿ no te acuerdas? - Sí, pero, hombre, ya sabes, todos los cantes son bonitos… *Rappelle-toi, nom d’un chien ! Soleá de Cadix, non ? tu ne t’en souviens plus ? - Mais si, mon vieux, mais tu sais bien, tous les chants sont jolis ! » En scrutateur enthousiaste du passé musical populaire qu’il sera tout au long de sa vie, aidé par son frère Paco, au bout de quelques semaines de patientes entrevues et soutenus par de nombreux chatitospetits verres de vin. sans lesquels Polluelas resterait muet, à force de rappels de soleares susurrées, il obtient enfin le jaillissement tant attendu ; murmure fluet, d’un ru bleui, traversant l’aurore échancrée de Sierra Morena: 
« Verbenita del Carmen
mataron al marquesito
cómo lloraba su madre
y la noche siguiente
mataron a su hermanito
se acabaron los valientes.
*« A la fête du Carmel,
on a tué le petit marquis,
ce que sa mère a pleuré,
et la nuit suivante,
on a tué son frère cadet,
il ne resta plus aucun vaillant ».<

Pepe Polluelas recouvrait peu à peu la mémoire, simultanément d’ailleurs aux aspirations des Andalous qui, furtivement encore, reprenaient conscience de leur spécificité régionale sans mentionner toutefois publiquement le souvenir de la figure sacrificielle effacée de Blas Infante Nationaliste andalou.  « Père de la patrie andalouse ».(1885-1936…)

Vingt-sept ans de paix…

Le gouvernement s’affaire à la préparation du référendum franco-franquiste prévu pour le 14 décembre 1966. Une sorte de relâche politique semble alléger l’atmosphère du pays. à Jaén aussi, où un essor du chant flamenco, bien qu’embryonnaire, répond au réveil provincial, déjà bien amorcé dans les grandes villes du sud. On écoute avec intérêt, soit au travers de disques, soit en récital, les artistes vivants tels que les frères Mairena, Juán Talega, Fernanda et Bernarda de Utrera qui débutent en tabliers à fleurs sur les estrades, Canalejas de Puerto Real, Rafael Romero El Gallina, La Paquera de Jerez, Fosforito… La maison Hipavox édite la très sérieuse et très complète anthologie française : un ensemble d’enregistrements, pris à la source, des voix les plus significatives d’Andalousie dont quelques-unes n’étaient écoutées jusqu’alors que par un public familier restreint.
À Malaga, à Séville, à Cordoue, il se crée des peñaspeña= association, club, amicale, cercle… qui associent leurs recherches sur le flamenco et qui collaborent au plaisir de découvrir une richesse musicale que des années d’appauvrissement moral avaient dénaturée.
Fausto, étudiant à Madrid, avait découvert l’art du flamenco sous un autre jour que celui de la version chabacanavulgaire, voyou.. Son frère José qui espérait devenir danseur comme les grands Antonio et Carmen Amaya, ne s’était-il pas vu refuser par leur père, au nom de la bienséance, la permission de poursuivre ses entraînements artistiques ? Obéissant, il dut d’ailleurs rendre au marchand ses bottes de danse, si péniblement acquises... Il se laissa alors gagné par le désir de peindre.

Aujourd’hui, de retour chez lui et profitant d’une légère libéralisation institutionnelle qui semble vouloir gagner les sympathies internationales, Fausto se propose de concocter son propre florilège musical. Il ne s’agit pas tant de structuration que du besoin essentiel de communier musicalement pour peindre ! La présence rituelle la plus indispensable se trouvant être enfermée dans les caves des radios - Radio Jaén, Radio Popular - il en assaille les couloirs bondés de disques anciens en attente muette. Il entend, il enregistre sur magnétophone, il écoute, il peint. Les sons, les paroles, les contresens prennent leur place naturelle dans l’abside de son front récepteur où sont alors classés tous les noms, tous les textes, toutes les dates, pendant que les pinceaux diffusent, en rythme d’encensoir sur la toile, l’essence de ces exhalaisons chatoyantes. Comme s’il cherchait la preuve d’une réalité qui imprégnerait son imaginaire depuis sa conception. Comme une réponse aux interrogations musicales que sa surdité, allant et venant, féconderait de l’intérieur. Par l’écoute attentive de la parole chantée, Fausto conjugue une re-connaissance qui étaie la versatilité apparente de son esprit andalou et, cela, même lorsque le verbe lui provient d’Offenbach, de Charles Trenet, de Puccini ou de Mistinguett. Il y trouve non seulement une source énergétique - le Verbe fait Peinture - mais surtout une équation qui règlerait la dichotomie d’une synesthésie latente et salvatrice.

Vingt-sept ans de paix… Vingt-sept ans de pause… Vingt-sept ans d’aphonie …

Fausto multiplie les rencontres avec ceux qui partagent la même curiosité récupératrice d’une sagesse populaire dénigrée. Avec des personnes de tout bord, d’ailleurs, ce qui contribue à cicatriser quelques brûlures encore à vif et à rétablir cet équilibre mystérieux qui flue sur les galets du Sud, entre le cacique et le prolétaire, caractérisant une parité contradictoire mais souvent utile au flamenco. Des virées s’organisent spontanément, vers Grenade par exemple où le chauffeur de car dit connaître un phénomène du chant, Cobitos« Cobitos » Manuel Celestino Cobos, «  Cantaor » de Grenade (1896-1986 )., dont la voix frêle interprète puissamment les medias granaínas, vers Jeréz de la Frontera, car il serait possible d’y entendre El Borrico « El Borrico », Gregorio Manuel Fernández Vargas, Jerez de la Frontera (1910-1983 ).puis passer par Cadix pour y voir El Pericón« Pericón de Cádiz », Juán Martinez Vilchez, Cadix (1901-1980 ). chanter ses Alegrías. Les concours de Chant flamenco commencent également à s’établir sur la géographie andalouse. Les élans évolutionnistes, tels ceux des frères Moreno GalvánFrancisco Moreno Galván, poete lettriste de chants flamencos. Puebla de Cazalla (1925-1999 )., récemment encore, griffés par les barbelés franquistes, font progresser Menese« Menese » José Meneses Scott. Puebla de Cazalla (1942 )., GerenaManuel Gerena. Puebla de Cazalla (1945 ). et d’autres jeunes artistes, ainsi que les plasticiens qui s’intéressent à l’esthétique visuelle du flamenco.


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