Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 13 : 1967

Peindre à contre-courant

Quelques mois passent en actives nonchalances alors que, craquelée au sol d’une savane éventée, la peinture s’alanguit! Plusieurs tentatives de compositions sur fonds classiques, quelques taches colorées, parsemées, avec force cognac pourtant… aussi stériles et sèches que el ojo de un tuertodicton : « plus sec que l’œil d’un borgne »; les pots d’encre se couvrent d’une grise pellicule de poussière, les tubes, scorpions métalliques, dardent leur crispation vers leur ventre aplati, des cartons bristols et des toiles, mis au piquet, boudent contre la cloison de l’appartement, peut-être trop neuf pour y étaler les couleurs de souvenirs.
C’est l’autre visage de l’installation. La rançon de la standardisation. La vacuité, enfin, de l’emménagement et de la reconnaissance sociale.

Or, un soir… une nuit… un petit matin concluant une nuit grégaire, la salle qui sert d’entrée, de salon et d’atelier, s’agite bruyamment de cliquetis, de tintements, de jurons et de froissements qui retrissent. Les éclaboussures rageuses de cet instant que même la voix grinçante et circulaire d’un Juan Breva« Juan Breva » Antonio Ortega Escalona, Velez Málaga : ( ? - 1918 ) Chanteur de flamenco. enregistré ne parvient pas à freiner, resteront longtemps collées au mur. Et l’unique table du salon en conservera à tout jamais les stigmates coagulées sur son dos meurtri. Mais le tableau est là : du noir, du blanc.
Non plus arraché à la couleur préalablement étalée sur le papier, le blanc s’y ajoute impunément, la chevauche tout à coup, l’étreint depuis l’extérieur.
Noir de l’encre à imprimer, blanc de tube Rembrandt ; le tressaillement d’un appel en souffrance s’unit au brouhaha invisible de l’être indivis.
Noir de l’œuvre Noche de San Antón *Titre : Nuit de Saint -Antoine ( Nuit où la ville s’illumine de brasiers, feux autour desquels on danse et on mange rosetas et calabazas accompagnées de vin Manchego en l’honneur du saint, protecteur des étables et des animaux domestiques). qui danse, en ombre chinoise, à l’éclat miraculeux, non rêvé, d’un brasier, brûlant d’enfance. Ce tableau rompt le mutisme créatif des derniers mois et pressent les mécanismes qui escaladeront par la suite les flancs abrupts de l’imagination. La fusion de matières dissemblables ouvre soudainement un cratère à leur implosion. S’ensuivent alors les nuits habillées d’écarlates, de vermillons et de noirs intensifiés par l’ajout d’une pure blancheur : à La Corrida et El Torero, se déclineront toutes les gammes des tons chauds d’une nature terrestre. Car, il ne s’agit dorénavant que d’équilibrer les taches circonscrites dans leurs limites pour y reproduire l’humaine présence portée en soi sans craindre l’hétérodoxie des éléments strictement techniques.

De découverte en expérimentation, Fausto examine, dans un ordre anarchique, la flexibilité, la plasticité des produits qu’il a coutume d’employer, mais il en secrète à présent des sucs tout à fait innovants.
Profitant parfois d’un voyage à Madrid où la recharge de produits spécifiques aux besoins de la peinture se fait obligatoirement, il raconte ses nouvelles sensations à son ami Ángel Estrada qui, en spécialiste des sculptures polychromes de  pasos des Semaines Saintes, surpasse réellement les connaissances artisanales du métier. Dans l’atelier, tous les deux, penchés sur un échiquier, entre le pion qui avance et le cheval qui saute, entrelacent leurs voix au centre du dédale des informations professionnelles qui feront leur chemin.

Depuis leur petite enfance, les amis intimes jouent aux échecs avec Fausto. Et chez ses parents, 27 rue del ArroyoTeodoro Calvache, un carton écorné, contenant les 64 cases naïvement dessinées, en dirait long sur les batailles livrées en famille et entre copains…
A cette époque adolescente, un habitué de la maison, Juan, s’engouffrait dans l’entrée lorsqu’il n’avait pas à distribuer les ustensiles et les peintures que son père vendait ; la partie, s’éternisant, faisait oublier les désagréments d’une misère ambiante. Puis, à chaque passage de Fausto dans sa ville, Juan, alors devenu marchand de marques internationales de peinture, à la grande fierté de son père droguiste, apparaît sans parole dans l’embrasure ombrée des persiennes verdâtres où Fausto termine une nature morte ou un visage ; une partie commence, les pinceaux en suspens, les cigarettes rebondies dans un cendrier ou écrasées par terre, le silence est imperturbable. Tout doucement, profitant d’une détente, Juan susurre la nouveauté de ses échantillons ; il présente les marques allemandes ou italiennes, les Ripolin et Valentine, aussi ; il explique les avantages, le séchage rapide, les teintes métallisées, les ingrédients chimiques, les liants, la pâte, le liquide, l’accessible progrès… Subrepticement, les mots lents et parcimonieux incitent à une évolution sensible de l’œuvre générale de l’artiste qui, volontiers, achète peintures et pinceaux à l’ami. Entre autres firmes celle d’Ivanov, par exemple, acquise vers 72 ou 73, déterminerait une lancée coloriste qui influencera sa palette jusque dans la composition des figures.

Fausto s’adapte au matériel comme il sait obéir aux circonstances qui, à leur tour, lui révèlent ses propres audaces. Son ambition artistique tient à des fils d’or fragiles et imperceptibles qui lient dans leurs entrelacements la constance de l’amitié et de la fidélité dont il se munit pour appréhender les inconnues d’un monde à déchiffrer.


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