Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 21 : 1972~1973

Vacances avignonnaises et retour

Cette année-là, en vacances dans la Drôme où sa belle-mère accueille avec joie les petits Espagnols, Fausto envisage de prendre un mois de relative indépendance en Avignon. Il loue un meublé dans la rue des Marchands avec l’espoir de bénéficier d’assez de recul pour y peindre sans astreinte et profiter des nouveautés spectaculaires qui se déploient à cette saison au centre ville. Le transfert d’objets indispensables au travail, depuis Buis-lès-Baronnies, se fait en quelques heures seulement : châssis, toiles, peintures, chevalet de campagne, cafetière, café et sucre… La première nuit sera martelée par l’excitation d’une mise en place méticuleuse. Le lendemain et les jours suivants, dès son réveil et guidé par l’anarchie de ses horaires toujours aussi distendus, Fausto dévale les escaliers de la demeure qu’assombrissent de longs couloirs aux tomettes luisantes. Il se retrouve instantanément à la terrasse du Ric-Rac (assiette anglaise ? CacolacCacolac, nom d’une marque de cacao en bouteille. ?), place de l’Horloge, alors que le soleil se courbe déjà devant le Palais des Papes. Là, il s’assoit et pose le Nikon sur la table du bistrot. Il dégoupille une pellicule en absorbant un café au lait - grand - s’il vous-plaît ; il décapuchonne l’appareil, demande deux croissants… non, trop tard… ce sera un croque-monsieur - merci -, qu’il trempera dans la tasse crémeuse. Au milieu du tumulte, camouflé dans l’anonymat des plus jouissifs, il se met à canarder les formes humaines qui passent devant son appareil attablé. Happé par les gesticulations musicales des spectacles ambulants, l’audible clic-clac passe aussi inaperçu que les yeux du ravisseur furtif. Ravisseur d’expressions secrètes, écouteur de non-dits, voyeur de gestes refoulés, ce chasseur déguisé en touriste anodin qui a l’air de ne s’intéresser qu’aux mouillettes de son petit-déjeuner, remplit sa gibecière de trophées en attendant l’étalage futur de civets chatoyants… Et puis, flânant, il achète des revues, il va au cinéma, les yeux écarquillés devant le Themrock« Themroc » le film de Faraldo, 1973, avec Michel Piccoli, Miou-Miou, Coluche, Dewaere ; etc. d’un Michel Piccoli subversif, il entre dans quelque cour, aménagée pour le festival, y écoute les textes de Dario Fo. Il s’attarde au bord des trottoirs où les musiciens de rue s’essaient aux airs populaires habillés en hippies. Flâneries qui font reculer le moment d’intervenir sur les toiles pâlottes, solitaires et frileuses dans l’éphémère logis.

En un mois d’expérience avignonnaise, deux tableaux seulement auront vu le jour à travers les volets de la rue des Marchands : La Tana y la Juana, composition presque cubiste de deux nus dont les parties charnues surgissent lentement de l’ombre qui couvre le fond ténébreux, rappelant les œuvres bien antérieures, et Mujer con Adolescente *Femme et adolescent., plus étonnant que le précédant par sa facture anguleuse, aux couleurs franches distribuées avec froideur malgré le rouge intensif de la figure féminine et le noir profilé d’une tête adolescente, le tout, lié, en même temps que déchiré, par quatre touches ironiquement blanches qui sourient en connivence. Deux tableaux, pas très convainquant à ses yeux. Le résultat apparaît insuffisant à Fausto qui croyait qu’en un mois, tout seul, baigné dans l’effervescence culturelle et tapageuse européenne, il transformerait les sensations dégustées et peindrait avec plus d’appétit. Or, il avait oublié de compter le temps nécessaire à la digestion ! Il avoua même que lui manquait l’influence des vicissitudes familiales, paradoxalement bénéfique, comme lorsqu’il travaille à proximité de ceux qui, en principe, devraient l’en empêcher ! Stimulation expérimentée à nouveau, et quelques années plus tard, à Torremolinos.

Les vacances une fois terminées, l’esprit ravitaillé et plein de photos à développer, il réinvestit son atelier de Jaén avec ardeur. Les passages du rouge le plus endiablé au brun des plus capucins en passant par des blancs canoniques, s’inscrivent tour à tour sur les papiers et les toiles avec une étonnante simultanéité. Et les fanfreluches, les bijoux, les reflets, les replis vestimentaires s’accommodent singulièrement aux mascarades ainsi qu’à d’autres pleurs poignants cachés au tréfonds des âmes à fleur de pinceaux. L’étrangeté qui résulte de cette juxtaposition peut provenir d’un travail continu sur le maquillage des œuvres en cours ; des lignes précises du sexe féminin, consciencieusement dessinées, émergeront les scènes méconnaissables et transfigurées par de savants filigranes ouvragés. Mais le plus souvent, Fausto peint en brouillant les pistes de l’inconnu lumineux vers lequel il tend, puis il étale les couleurs dans ce brouillard solaire dont les formes excitent son imagination jusqu’à ce que le tableau scabreux en devienne intolérable et là, jouant contre un en deçà moralisateur - sa responsabilité pédagogique en vue y est pour quelque chose - il s’amuse à casser les fantasmes trop précis afin de rendre charitablement l’œuvre partageable ! Il aime à faire disparaître l’apparition au moment où celle-ci se fait explicite. Ce qui mène parfois à ce qu’un tableau représentatif de formes définies, à l’endroit, puisse, aussi, se révéler à l’envers, sans pour autant qu’en soit changé l’impact initial. En réalité le contenu dans son ensemble évolue – gigote - aussi imprévisible que les muscles d’un corps vivant en souffrance. Et si le spectateur, quant à lui, ressent quelque trouble face aux formes exprimées, c’est parce qu’il éprouve une sensation déséquilibrante, celle d’un rythme physiologique étranger qui s’ingèrerait mystérieusement au sien propre. Il est fort probable que, lorsqu’il exécute ses figures convulsives, Fausto soit lui-même en proie à une émotion incontrôlée due à la présence lancinante qu’il ne peut exprimer que comme une absence réelle.
En effet, une forme suggestive et involontaire que l’on devine parfois, placée à la gauche des figures principales, et qui semble être là pour modifier un chapeau, un voile, une chevelure, l’ombre d’un visage, une lune ou un regard lointain, témoigne peut-être de l’infinitude réciproque entre sa survie à lui et l’effacement prématuré de l’être auquel il fut relié dès sa gestation.
Quant à la nécessité impérieuse d’aller plus vite à la besogne picturale, elle correspond également à ses occupations dédoublées qui entremêlent plusieurs fils à la pelote du temps, tissant un jacquard fastueusement orné et dont l’assemblage maillé exige une attention soutenue.

Il participe une fois par semaine aux réunions d’études sur le flamenco dont Juan Antonio Iba&ntild;ez a du mal à organiser la régularité. Il y est pourtant débattu de la perspective de l’édition d’une revue spécialisée qui compterait sur le concours de personnes de divers bords pour éclairer de leur expérience les énigmes du chant et de son histoire.
D’autre part, Fausto, ses frères et ses parents, n’abandonnent pas l’idée de transformer la petite ferme, la Huerta, à quelques kilomètres de la ville. Le système du samedi chômé étant adopté sur le territoire, une nécessaire distribution des heures de loisirs remodèle tout à coup le concept dominical de la société. De longs moments sont donc dédiés au projet auquel collaborent quelques amis comme Manuel Aranda, architecte, professeur de l’Ecole, et dont Fausto fera le portrait de sa femme, Pierre Vacher, le beau-frère parisien, Paco Cerezo…
En attendant que les résolutions définitives voient le jour, la famille, grossie de neuf ou dix petits-enfants, s’y assemble le dimanche, partageant sous la tonnelle les victuailles et les nouvelles de la semaine. Une télé minuscule dans le coin de la cheminée diffuse l’émission de Tip y CollTip y Coll : Luis Sanchez Polack et José Luis Coll : humoristes qui offrent à la télévision un surréalisme grinçant auquel communie le public des dernières années du franquisme. « Pura coincidencia », « Todo es posible el domingo », « El último café » ….… La semana que viene, hablaremos del gobierno ou le match de foot ou encore les informations du fringant Jésus HermidaJesus Hermida Pinola, (Huelva 1937-) . Un des grands journalistes espagnols, entre autres faits notables, premier correspondant espagnol envoyé à New-York. Fondateur et premier président de l’Académie des Sciences et des Arts de la Télévision Espagnole en Espagne. , pendant que les gamins, sur les berges du ruisseau, amassent les anecdotes qui enrichiront à jamais leurs connivences de cousins.

Un jour, le peintre reçoit Monsieur et Madame Aquino, un ménage de Xérès installé momentanément à Jaén. Ils désirent acheter le tableau Quejío *Quejío : Plainte criée (mot souvent employé en thèmes flamencos). exposé peu de temps auparavant dans les Salons de la Económica ; ce Cri hurlé personnifiait sur la toile leur passion pour le chant flamenco.
Le tableau est prêt, posant de toute sa hauteur sur le chevalet, il préside.
Mais les murs de l’atelier, garnis d’œuvres anciennes ou plus récentes, stimulent la curiosité des visiteurs. Ils s’extasient ou sursautent à la vue de figures qui rappellent l’évolution darwinienne - Nuestros primeros padres - ou se mettent à sourire face à quelques scènes érotiques joyeuses. Entre deux fenêtres, une petite œuvre, yeux baissés en transe de prière ; c’est un visage dont les interrogations ridées transmettent, derrière deux mains jointes, le subterfuge artistique qui attire immédiatement les visiteurs. Mais au moment de fixer sur leur dévolu le prix de son acquisition, une drôle de frimousse bondit d’un autre cadre ! De dimension très moyenne - 81/65 - cette ensorceleuse, à la mordacité vipérine, paralyse le regard du mari…  qui la reluque… et de droite et de gauche… s’en éloigne pour, aussitôt, repasser devant… la délaisse… disserte sur divers tableaux… revient sur ses pas… demande le titre de ce visage intrigant : Novia gitana.
Puis, tout en réglant le prix des deux premiers tableaux, la Plegaria et le   Quejío... dont il démontre fougueusement la plasticité… y décrypte la véracité flamenca, et qu’ il chantonne comme s’il répondait au cri du chanteur façonné… il croise du regard le regard sardonique de la Novia gitana : elle me nargue !  La visite prend fin.
Fausto, qui porterait plus tard les tableaux chez les acquéreurs, empoche le chèque, ouvre la porte d’entrée de l’appartement, fait monter l’ascenseur, dit merci, à bientôt… Á cet instant précis, des interjections hurlées jaillissent de la gorge enflammée de García Aquino qui, du palier, fixe encore l’intérieur de l’atelier : Ah ! Toi, tu crois que tu vas me dominer, hein ? C’est moi, oui, qui vais te dompter !, et, s’engouffrant à nouveau dans le couloir et courant jusqu’au mur du fond, il décroche tout de go la Novia gitana : Elle aussi je l’emporte chez moi, on verra de nous deux qui sera le plus fort ! *Titres : Nos premiers parents, Fiancée gitane, Prière.

Les critiques d’art répètent souvent que la peinture de Fausto interpelle…


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