Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 32 : 1983

Heu-reux ! A Torremolinos

Sur la crête des aspérités coupantes où la volonté seule guiderait la marche de ses altières progressions, d’aucuns de ses amis présagent que l’entêtement artistique de Fausto dévalera inexorablement les pentes de la solitude, ou de l’abandon, avant de pouvoir conclure une ascension qui en justifierait le risque. Fausto, lui, ne se plie qu’à ses propres exigences et à ses besoins ; il lui faut tout d’abord retrouver la flexibilité du poignet, engourdi, à l’entendre, par des années d’enseignement.
Pour y parvenir il se saisit de crayons de couleurs, prend place dans le coin du salon. Au centre de l’agitation commune à toutes les familles et mû par sa caractéristique humilité, il se décèle un  recroquevillement  adéquat : « Comme le chien, après avoir tournicoté pendant quelques minutes, finit par s’apaiser confortablement, il faut à l’artiste chercher le sens d’un lieu avant de s’y établir ». Dessinant, sans aucun affichage de dextérité, il s’applique durant de longues heures à initier-construire-terminer de menus cartons, tel un bambin au cours de maternelle qui « fait des bâtons » !
Les formes, les ombres, les muscles, les veines, les nerfs et les tendons, l’anatomie humaine enfin apparaît benoîtement à la limite de l’ascèse incongrue ; simultanément aux sanguines sur papier où semblent vouloir se délier des corps lascivement enlacés, la conformité encyclopédique des représentations froidement étudiées révèle l’étendue des aspirations du dessinateur.
En outre, par une réaffirmation assumée, ses peintures jouent avec discrétion sur les couleurs qui s’enchevêtrent en forme de fresques érotiques. « Cuerpos », « Grupo », « Hombre de espaldas », « Pareja », « En la alfombra », « Formas »*Titres : Des corps, Groupe, Homme de dos, Couple, Sur le tapis, Formes.. Le nombre étonnant de travaux qui scandent l’année sans l’école, met en relief l’énormité du manque à faire qu’éprouvait depuis seize ans le professeur attitré.
Les papiers dessinés, les toiles préparées et peintes, les sanguines, de véritables collections de travaux s’éparpillent de partout. Ne sachant pas pontifier, Fausto montre, tels quels, à un familier ou autre ami, ses derniers travaux. Sans artifice, il les invite, en plus du café traditionnel, à échanger leur avis et à discuter du progrès, de la surprise ainsi que du possible raté des scènes représentées. Ceci lui permet, connaissant le goût de chacun, d’interpréter le sens des non-dits autant que celui de la critique. Ce qui lui sert à tracer un chemin ou, au contraire, à changer de technique picturale. A cet égard Fausto tient compte de l’acquiescement de ses frères qui connaissent, depuis toujours, la rigueur de ses procédés autant que les intentions de sa gestuelle anticonformiste.
Les dessins effectués pour le livre de poèmes « …En Jaén, donde… », que Fafa publie grâce aux encouragements de Manolo Urbano et de Fernando Qui&ntild;ones, font partie des esquisses au crayon, rapides d’exécution et quelquefois soulignés par de minces traits colorés qui tapisseront les murs du nouveau salon. Là, où, depuis peu, trône un poste de télévision flanqué de son indispensable acolyte, le magnétoscope ; partant de la propulsion culturelle, les chaînes suscitent la curiosité mais, et surtout, l’encouragement à sauvegarder les retransmissions de films inédits, de Sarzuelas ou d’autres images d’intérêt, comme si les avantages démocratiques allaient promptement disparaître sous la chape mondiale du ciel commercialisé.

Le peintre, en tant que tel en conscience, enrichi par les années de maturation, valorise à présent le temps. En essayant de le rendre malléable, il en liquéfie l’accablante liberté.
Entre les galets de cette rivière cascadée il cherche la profondeur de ses résurgences. A contre-courant, sous les algues et les minéraux maintes fois frôlés, il s’efforce à découvrir la tangence d’un caillou basculé ou l’étirement d’un lichen que le soleil parviendrait à percer. Il capte sous les ondes un rouge reflet de fleurs qui bordent la rive et, à leur source sous-jacente, l’ébullition fugitive qui lui assourdit chaque plongée.
Ainsi le développement des photos, lorsqu’il broie du verre à contre-pied des usages, rend à Fausto le rythme de sa respiration apnéique. De même que les tons soniques du flamenco, ou ceux d’Offenbach, lui restituent les teintes de l’imaginaire et l’éloignent de sa surdité croissante.

Oui. C’est bien de cette liberté qu’il espère nourrir dorénavant l’esprit d’une trajectoire, tout aussi besogneuse que discrète, et qui lui permettra de voguer sans attaches contraignantes.
Or, c’est justement grâce à l’attachement affectif et contraignant qui le lie à sa mère que Fausto va amerrir à Torremolinos, lorsque Sérvula, s’étant mis en tête d’y acheter un studio, tient à l’accompagnement d’un ou deux de ses fils ainsi qu’à la présence de Mariflor, naturellement.
Le jour de la signature du compromis, on attend patiemment sur la plage l’arrivée du vendeur. Les pied nus dans le sable, des barques de pêcheurs nous servent de sièges pour deviser, un coup, les vagues, un coup, le béton… Au balcon du huitième étage d’une des tours qui font face à la mer, un homme apparaît, on dirait, de loin, qu’il repeint les barreaux de sa rampe, on discerne même une casquette sur la tête aux cheveux blancs !
Tu vois, Maman, si ce coin de balcon se libérait un jour, je me verrais bien y dessiner !
- Et le Père Noël te remplira les souliers de crayons de couleurs… 

On se contentera pour l’instant de l’achat maternel à la Torre Copenhague, plus en retrait, en accédant toutefois à l’offre de visite du sixième étage de ce même immeuble… seulement par curiosité, hein ?
Est-il besoin d’expliquer que la Costa del Sol, investie par les Misters MarshallRéférence au film « Bienvenido Mister Marshal » (Luis Berlanga 1953. Scénario : Berlanga, J.A. Bardem, M. Mihura. Avec Pepe Isbert, Lolita Sevilla, Manolo Román … et les Saxons de l’époque, a été transformée par tant d’avatars spéculatifs qu’elle en est devenue accessible aux Andalous du cru !
Le rachat en pleine inquisition boursière n’est pas à confesser pour l’Espagnol moderne !
C’est donc un assez bon marché que de s’approprier les deux petits studios. Sérvula sait convaincre son fils de sauter lui aussi sur la bonne affaire en lui énumérant les avantages du site : éloignement des compromissions envahissantes de Jaén, tranquillité, salubrité, commodités et enfin, pour un artiste, l’idéal est bien là où le remous des vagues berce ses rêves… « ¿ ó no ? ».
Le temps de le raconter à Jaén et les deux appartements sont dans leur poche !
Comme on peut s’y attendre, l’habitat maritime servira à l’étude du dessin, pris sur le vif ; les piscines agrémentent le parc hôtelier Príncipe Sol, la plage agite les familles, les terrasses de cafés détendent les poses alanguies. Autant d’éléments sociaux qui galvanisent l’imagination de Fausto dont l’intention immédiate est de copier le plus strictement possible les gestes de la nature humaine, en attitudes dénuées de calculs artificieux.

La rivière était douce mais à faible débit et la source bulleuse encombrée de reflets…
Au contraire, le bord de mer… les plages…
Sérvula a eu raison ! D’ailleurs, elle déclare aisément que Dieu répond toujours à ses prières !

Indispensables à sa mise en mains, Fausto encombre d’objets les trente mètres carrés, balcon inclus. Il oublie, dans son énergique empressement, de procéder au nettoyage des lieux passablement marqués par d’anciennes présences. Qu’importe !
Il se doit entièrement à l’insolite avancée récupératrice de ses facultés. Il doit préfigurer les scènes, il doit expérimenter les bâtons de cires à diluer, il doit se lever le matin, aïe ! s’il veut voir les gens, les regarder, observer leurs balancements, les élans déhanchés, le pas indolent des vacanciers nordiques et le visage euphorique d’immenses blondes que les crèmes naturelles font resplendir au comptoir des chiringuitosBuvettes, ici, sur la plage.. Il doit également penser, en fin de journée, à descendre de son observatoire ; le café ne suffisant pas à nourrir son homme et l’art culinaire lui faisant défaut, son appétit le guide vers les Tres CaballosBar-restaurant tenu par Fernando Delgado et sa femme Ana. . Ana y prépare une assiette de frites et pescadillas et Fernando qui verse du lait crémeux dans l’express en grande tasse, demande des nouvelles de la famille, contactée juste à l’instant, depuis la cabine publique d’en face.
Après avoir réglé le repas et un paquet de DucadosMarque de cigarettes., Fausto réintègre rapidement sa garçonnière sauf, évidemment, si la télé du bar retransmet un match de foot !
Plus ou moins tard, son perchoir de chaise l’attend avec l’incommodité nécessaire au déroulement expérimental des papiers noctambules. Heu-reux !
Bien qu’une certaine noirceur prolifère à la surface des feuilles dessinées, une poussée d’optimisme orangée finit par clore la série de cires à l’huileBarres de pastel à l’huile..
La liste des titres de ces barras al óleo peut paraître fastidieuse ; elle n’en comporte qu’une quinzaine et d’une expérience jamais renouvelée. En petit format, de 22 /16 ou 32 / 22, à touches régulières au cours des nuits du mois de novembre 1983, en haute solitude et maîtrise de soi, cette nouvelle recherche productrice fait découvrir une évidence dont Fausto aime à se vanter : « Je m’achète du temps ! » :
A la fuente, Después de la ducha, L’acteur, Tante Jeanne, Mujer, Tante Marie, Clin d’œil, Coup d’œil, Contrariée, L’écharpe, L’invitation, Fillette au tablier, Gitane, Méfiance et Garrotín*Titres : A la fontaine, Après la douche, …, …, Femme,……….. Garrotín : chant et danse du répertoire léger de flamenco..

D’une évidence l’autre, celle de l’imprégnation floue, naissant à chaque retrouvaille de l’intime raison d’être, démarque son intime raison de faire, par de-là les mirages.
Un jour, cette couvée colorée de petits formats zélés piaillera fortement !


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