Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 30 : 1982

Face aux vicissitudes : assiduité

A l’issue du putsch raté et de la peur qui s’ensuit, rien ne laisse soupçonner de grands chambardements sociaux.
Comme prévu, Adolfo Suarez, antérieurement démissionnaire, laisse sa place de Premier ministre à Calvo Sotelo, dont l’investiture a échappé de justesse au malheur que les exaltés de la mort« Soy el novio de la muerte », «  Je suis le fiancé de la mort » dit le chant des légionnaires. prévoyaient pour le bien du pays !
Enfin, le Roi ayant parlé, les politiciens étant calmés et le peuple collaborant… une démocratie fortifiée semble franchir les portails du triomphe que construisent en son nom la presse et les chaînes de télévision, avec une fierté communicative.

La récupération sensorielle des rêves d’ouverture engendrés par l’établissement d’un embryon de confiance dans le corps de l’état accélère les perspectives de délestage professionnel que Fausto envisage sérieusement.
Soumis à des tensions dérisoires de bureaucratie ou de tectoniques virtuelles que les politiques cancanières manient imprudemment, il se réfère de plus en plus souvent à son métier de peintre qu’il ne peut accomplir tant que les obligations actuelles envahissent son espace personnel. Face au dilemme qu’il croit facile à résoudre il présente au ministère sa démission en tant que directeur. Ce qui, en cas d’acceptation, lui permettra de retrouver une efficience à plein temps auprès des élèves du cours de dessin. Les démarches traînent jusqu’à la dénégation officielle. La hiérarchie administrative permettrait une mise en disponibilité totale mais elle ne consent pas au seul renoncement à la direction comme le souhaiterait Fausto. Le sollicitant doit accomplir les cinq années de son mandat à la tête du Centre s’il tient à poursuivre le professorat.

Une lassitude réflexive à la limite de la frustration s’empare alors du peintre, père de famille qui réalise tout à coup que ses enfants atteignent bientôt l’âge du bac et du lycée… Comme dans un trompe-l’œil au niveau de la conscience, s’installe la sensation de manquement artistique et paternel. Et, bien qu’il stimule leur goût pour l’apprentissage manuel en emmenant le soir ses garçons aux cours de dessin et d’ébénisterie, il craint de n’accomplir qu’en partie sa responsabilité de père accessible. D’autre part, débordant sur les limites planifiées, l’atelier obstrue le dynamisme d’une vie commune partagée entre les deux appartements trop étroits pour l’expansion de chacun des membres de la famille.
Si l’on ajoute aux soucis topologiques de l’habitacle les visites et les séances de travail ou de flamenco qui réunissent à toute heure plusieurs personnes à la fois, il reste un volume insuffisant en mètres cubes pour gesticuler.
Paco vient la nuit développer, avec son aîné, les pellicules de photos prises pendant les récitals de chant et qui illustreront les textes de la revue Candil. Leur père, ces temps-ci, parcourt le trajet malgré ses angoisses et passe quelques heures chaque matin à l’atelier posant pour Jesús qui exécute son portrait. Cousins, voisins, élèves, amis, la porte s’ouvre instantanément à chaque coup de sonnette.
La Mère apparaît aussi, régulièrement et toujours secondée par Mariflor lors de ses démarches d’investigations immobilières. Elle vient faire corriger à Fausto les poèmes qu’elle a griffonnés sur des lambeaux d’enveloppes ou sur des feuillets publicitaires. Dissimulant avec coquetterie son intention de les publier, elle en explique toutes les émotions abstraites. Ses fils, Pedrito en particulier, depuis Grenade avec l’ami Luis Martinez, s’affaireront autour de la plaquette « poesías »*1981
Au cours d’une ces soirées correctrices de rimes dont Fausto s’émeut et se décourage à la fois, la Maman, aussi curieuse de construction poétique que d’immeubles en béton, nous murmure à l’oreille que l’appartement d’à côté est à vendre ! Ce serait en effet bien pratique d’ouvrir la cloison et d’agrandir l’habitation pour y travailler plus à l’aise… ou pour se réunir tous ensemble plus commodément… Et comme les logements de la Torre se vendent encore à bon marché, il ne faudrait pas en laisser passer l’occasion… Et puis ce serait un bien acquis pour les enfants, plus tard…

Réfléchir vite.
Peindre davantage.
Dédier du temps au temps.
Choisir, démissionner, hésiter, acheter, vendre, peser, prouver…
Les questions en soi généreraient des réponses symétriques si l’aspect financier n’entravait pas le chemin rigoureux de la raison. Or, une partie de ce chemin étant déjà parcourue mentalement, il suffirait, après l’achat du troisième appartement, d’organiser le dégagement des entraves, mener une existence moins onéreuse et créer de nouveaux systèmes de ressources.
Mais tout d’abord, l’avis des enfants Fausto et Jaime (Ephrem n’a pas dix ans), semble important à Fausto : «  Qu’est-ce que vous préférez : avoir un père professeur fonctionnaire, artiste à ses heures et une vie aisée ou, au contraire, un père artiste permanent avec prises de risques, existence aventureuse et mal payée ?» « Un père artiste » ! est la réponse unanime et sans surprise, en accord avec le naturel de jeunes adolescents.
Réconforté par cette légère béquille filiale, le directeur et professeur en fonction présente sa démission globale pour une durée d’un an-et-puis-on-verra…
Maintenant, il faut en faire l’aveu aux parents. C’est un pas délicat à franchir avant de trébucher sur les reproches de toutes parts… De fait, ils ne comprennent pas bien … Presque quarante ans de lutte effrénée, de sacrifices et d’exigences… « Echar por la borda » (fiche en l’air) sa vie, la vie de ses fils, le résultat des privations, les acquis, la perspective d’une retraite, le statut social…enfin… pour un caprice d’artiste qui a eu beaucoup de chance …et n’a vraiment pas le droit de se plaindre…
Sur le moment la décision catégorique de Fausto ressemble à un coup de tête aussi absurde que dangereux au regard de ceux qui l’apprécient. Elle désigne toutefois l’usure prématurée que fomentent certaines situations d’équilibrisme national lorsque le pays se résout à repriser son historique sur un canevas distendu. Les exemples de Marcelino Camacho, d’Adolfo Suarez ou de Ramón Tamames, parmi d’autres, décèlent le fin fond des difficultés encourues et des pressions morales que les incertitudes infligent. Et, bien que souvent entremêlées à de troubles circonstances, ces démissions électives éviteraient, semble-t-il, d’autres conflits et plus meurtriers.

Pour le cas de Fausto il s’agit seulement de renouer les fils de sa vie… pittoresque !


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