Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 6 : 1965~1966

Paris et ses approximations

Paris

Entre surprises, déceptions et découvertes à Paris où il rejoint trois de ses frères cadets et dans l’espoir d’une admission aux Beaux-Arts français, Fausto tente sa chance sur la très mythique place du Tertre qu’il trouve bien changée depuis son périple de 1961. Il y a belle lurette que l’esprit des Max Jacob, Laurencin, Picasso, Modigliani ou Juan Gris a déguerpi et que, mollement s’est installée la flânerie d’un art pour tourisme envahissant. Le premier jour, bousculé par la foule d’artistes qui déballent leurs toiles préfabriquées entre les troncs d’arbres et les chaises des terrasses, dépaysé en cette zone commerciale qu’est devenue la place vénérée, Fausto enrôle sa timidité dans un jeu de résistance : la tête dans les épaules, il déplie discrètement son chevalet, il taille lentement ses crayons, il avise à la dérobée puis, subitement, à la vue du plus impressionnant des minois, il agrippe le bloc Canson et le fusain… A mesure que se forme l’ovale du visage de la belle passante, un cercle se forme autour de Fausto ! Les dessinateurs badauds, oubliant leur coin de trottoir, allument une cigarette pour interroger le croquis révélateur.
La place, désormais, est occupée !

A Montmartre, entre les artistes peintres espagnols devenus de bons compères, se trouve Alfredo Vila MonasterioAlfredo Vila Monasterio, artiste peintre (Barcelone 1930 – Le Bez 1994 )., photographe catalan d’une certaine renommée à Paris qui, en une nuit décisive de songe extravagant, se convertit d’emblée à la peinture. Actuellement lancé dans le présent du Réalisme fantastique et coutumier de la place, il se lie d’amitié avec le nouvel arrivant dont il admire les talents classiques et l’humour andalou qu’un sourire caustique protège des attaques médiocres. Ensemble ils arrosent de nombreux moments au bar le Clairon. Alfredo parlant de ses fabuleuses expériences parisiennes, ils jouent aux échecs en projetant leurs destinées vers un futur lointain. Fausto s’évertue à peindre … sans réponse commerciale. Il met alors sa patte sur des « têtes de clochards » qu’Alfredo, vendeur plus expérimenté que lui, écoule avec succès … Ce dernier présente également son ami à Jacqueline Logier, fille d’un imprimeur de Montmartre. En Parisienne sympathisante et éclairée, la dame introduit le talentueux protégé dans la caverne aux trésors de ses parents où les éléments qu’il y découvre chambouleront la docile perception de son ego artistique. En échange de quelques œuvres, l’étalage des encres lithographiques, le papier au kilomètre, la liberté de pensée et le couvert (œufs sur le plat et whisky) quasi quotidien, déclenchent la plongée dans un bain de géométriques inconnues que Fausto dégage enfin de son être, avide d’intériorité explosive.

Instantanément, de la surface blanche des papiers qu’il commence à tacher, surgissent les illimités mouvements artistiques des siècles, tournoyant autour des visages ainsi que les définitions de la nature humaine, scarifiée par le mystère scintillant de la vie.
Los músicos, El saxofón, En el bar, Lobos de mar, En el palco, ou El abanico *Les titres de tableaux resteront , dans la mesure du possible, rédigés dans leur langue originelle, tels que Fausto les a nommés. Ils seront quelquefois doubles. La traduction peut néanmoins aider à la compréhension d’un sens général de l’œuvre.
Les Musiciens, Le Saxophone, Au bar, Loups de mer, Dans la loge de théâtre, L’éventail.
… Comme en écorchant la matière lisse des œuvres qu’il exécute, à l’aide de pinceaux, de spatules, de chiffons, des doigts et de l’encre sans réserve il décoche, en sourdine de tons obscurs, la violence lumineuse qui éclate du tréfonds des âmes incorporées. Entre les glacis ajourés dignes de la plus haute Renaissance, les visages et leurs secrets jaillissent tels de puissantes cascades que lui seul saurait canaliser. Une abstraction, qui exulte d’inédit, contribue à l’édification de sa nouvelle voie : le dédoublement de l’expression sur une même œuvre. En chemin sur les deux lignes parallèles qu’il pressentait depuis longtemps, l’une imaginaire, l’autre académique, Fausto offre à sa soif d’intégrité l’équilibre visionnaire qui l’aidera, dorénavant , à accepter les concepts concrets. À cloche-pied sur ces barres antagonistes, devenues inséparables, il penchera tantôt vers l’une tantôt vers l’autre, laissant souvent ce qu’il croit être le hasard disposer à son gré les sourires, les regards, les attitudes et les mouvements de ses personnages.

Fausto partage donc son temps entre l’imprimerie où il loge et peint pendant la nuit, la place du Tertre, où commencent à bien se vendre ses études abstraites et l’appartement que ses frères, José, Paco et Ceferino louent rue Saint-Dominique.
Il s’en faut de peu pour qu’il subsiste honorablement à Paris en dépit des visites régulières de policiers qui entravent l’étalage et la vente d’œuvres lorsqu’elles ne correspondent pas au paysage urbain de Montmartre et malgré les dérives éthyliques d’une Jacqueline de plus en plus changeante.

D’autre part, il est déçu par le refus d’une entrée aux Beaux-Arts dûment sollicitée. Il est vrai que le dossier ne comprenait qu’un curriculum allégé et trois tableaux très rapidement exécutés : un paysage, Terre des Iles Canaries, souvenir violenté par des rouges et des jaunes clinquants, un portrait, Annette sa jeune amie allemande et une nature morte, Bouteilles vides aux transparences vertes et grises, peinte chez Fafa, une autre amie de ses frères (celle qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort…)
Fausto appréhende un possible enracinement et juge son récent succès commercial pernicieux pour l’art qu’il entend développer d’une autre manière : Si mes tableaux plaisent et se vendent facilement c’est mauvais signe pour la peinture!
Il se libère, dans la foulée, de plusieurs engagements et, n’éprouvant pas le besoin d’insister pour l’obtention complexe du renouvellement de permis de séjour, il confie à Alfredo les études abstraites et il propose à Fafa de visiter la Hollande et la Belgique, avant de repartir vers l’Espagne où l’attendrait une bourse d’Etat, peut-être déjà accordée. Il évoque le désir de revoir de près les œuvres flamandes. De s’y complaire pendant quelques jours le temps d’un purgatoire qui mortifierait son humiliation sans la dégrader…

Quel plaisir de se faire petit devant les figures de Rembrandt ! Quelle soif de savoir s’éveille sous les grappes juteuses de Franz Hals ! Que de convergentes similitudes au contact des terres et des soleils de Van Gogh ! Quelle joie mystique à se laisser envelopper dans les retables des Van Eyck ! Que d’espoir à formuler face aux chairs tendres de Rubens !
Pays du Nord qui renvoient à l’enfance imprégnée de souffle baroque et que l’adulte, contemporain de l’abstrait et du réalisme fantastique, ne désavouera jamais.


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