Evocations... Mon mari, Fausto Olivares, peintre.


Françoise Gérardin
Chapitre 20 : 1971~1972

Le temps presse

Une année, 1971-72, pleine de mouvances, tragiques pour certaines régions du pays qui s’agite à mesure que le Généralissime Franco, alors très affaibli, tient à démontrer son énergie de Caudillo perdurable. Jaén s’éveille un peu en tous sens mais, toujours habitée par le sentiment complexe d’être trop ou trop peu andalouse, la province cherche à tâtons son identité.

Cependant, à l’Ecole, on mesure l’influence de Fausto et de sa pédagogie méthodique que les élèves, chaque jour plus nombreux, suivent au pied de la lettre malgré les exigences imposées à ceux, surtout, qui désirent réellement devenir artistes professionnels (arriver à la perfection dans l’exécution ombrée de la cocotte en papier avant de pouvoir commencer à attaquer les modèles en plâtre, interdiction d’employer un autre instrument que le fusain au charbon pour le dessin). Il sait d’autre part prendre en charge les questions personnelles d’adolescents souffrant de libertés réduites et dont le mode d’existence se révèle antagonique à leur élévation personnelle. Il reçoit volontiers des groupes d’étudiants chez lui, soit pour y échanger des points de vue sur la création, soit pour exprimer oralement leurs tensions, les inégalités ou leurs tracas familiaux. Fausto prodigue la sagesse et la confiance rien qu’en tournant quelques phrases rassurantes qui apaisent les esprits et fustigent les mauvaises humeurs.
Parallèlement, un magnétophone Gründig à larges bandes (échangé contre un tableau à un voisin, autre émigré, revenu d’Allemagne) amplifie d’alegrias ou de tanguillos le rythme philosophique des arguments simples qui raniment néanmoins les projets d’avenir. Une grande partie des professeurs le pousse à substituer le directeur appesanti et inefficace. Mais trop respectueux des normes établies, Fausto attendra son heure (la retraite du supérieur), en compensant l’incivil traitement de son administration par un emploi du temps excessivement chargé.
La photographie et ses secrètes mutations, le flamenco, les voyages, l’attention continue envers sa famille et son métier de peintre sont toutes, autant les unes que les autres, des occupations primordiales… auxquelles Fafa, essoufflée, participe de son mieux jusqu’à la délivrance, au petit matin du 23 décembre, qui succède à une nuit trépidante passée à la Peña Flamenca de TorredelcampoVillage voisin. On emploie le mot village, « pueblo » et rarement  «  villa » même pour de grosses agglomérations comme Torredelcampo ( plus de14000 habitants). Sens : agglomération dépendant de la circonscription de la capitale de province . : Ephrem, le troisième fils de Fausto est né !
Joie, allégresse, orgueil, témoignages d’affection, affirmations amicales, admiration partagée et réactions bienveillantes, dès le 24, quand on promène le bébé en ville ! Noël se prépare, et comme Corinne est venue de France tout exprès pour aider à la maison… on festoiera , on arrosera, on dansera ; la famille de Fausto au complet (sauf Ceferino occupé à Paris) ainsi que peintres, artistes du flamenco, amis intimes, tous participent au bonheur pléthorique du papa plus ému s’il se peut que San José bendito, San José bendito… (villancico populaire, chant de Noël entonné des dizaines de fois cette nuit-là).

Puis les activités reprennent leur disposition vitale ; préparation de tableaux à exposer avec Paco Cerezo dans la Salle de la Económica ; véritable événement qui inspirera au critique Guerrero Palomo un article d’une grande envolée lyrique sentie et admirative.
Le thème de l’humain s’y découpe en grande surface, digne, enflammé, insolent tout au long des murs… cette fois-ci sans courtines !
Mais les occupations intenses de l’Ecole lui tiennent à cœur autant que son propre futur, comme si la progression des élèves et du centre, pour Fausto, servait de terminal à son système nerveux ! Nouant l’effort artistique - source d’évasion - au labeur tout aussi personnel de professeur de dessin - voie limitative - il retrouve certainement les lignes parallèles de ses intuitions premières. Et surtout, les nouvelles conjectures subies par les jeunes de la ville et des villages incitent Fausto à s’intéresser plus particulièrement à la troupe qui le sollicite sur le seuil de sa classe.
L’Etat, n’ayant plus la force ni la possibilité de fermer les frontières (trop de compromis signés avec les pays européens et les Etats-Unis) tolère nonchalamment les tendances étrangères qui s’infiltrent jusque dans les foyers isolés. Les idéaux politiques divers grommellent au milieu d’une clandestinité à peine voilée, ce qui agace dangereusement quelques furies épouvantées sur les hautes branches gouvernementales. Par d’autres ramifications s’installe aussi le tourisme, dilatant les plages et les cités monumentales qui portent les bagages remplis d’habitudes inédites ; des feuilles de hachisch verdissent et s’éparpillent alors que les réminiscences du Mai 68 français s’éloignent et que s’accrochent, timides, les modalités hippies. Par-ci par-là des échos subversifs parviennent à confondre les contradictions ambiantes à travers les postes de radio et de télévision malgré la censure attentive du commandement central. Une agitation sourde se répand aux croisées des chemins que les jeunes en quête de réponses enjambent en trébuchant.
Jaén, où no pasa nunca nada« Où il ne se passe jamais rien »., voit avec étonnement flâner sur les bancs de la AlamedaPaseo de la Alameda, promenade de la peupleraie, ou des peupliers, un des deux jardins publics avec El Parque, au bas de la ville. d’insolites personnages. Parmi les nouvelles présences, celle de l’anglaise Becky Clarck, professeur d’anglais, stagiaire, engendre un certain désordre passionnel au sein des lycées ; elle occupera par ailleurs une place de modèle opportun dans l’atelier de Fausto, toujours à court de formes vives à peindre (il est pratiquement impossible de trouver un modèle sur place). Et au contact de cette énigmatique fille d’Albion, Fernando Quiñones, en virée de conférences sur le thème flamenco, retrouvera d’antiques émotions, autrefois oubliées sur les quais du port de Bristol… L’Alliance Française, également, ajoute au remous intellectuel de la ville ; les films qu’elle présente en version originale sont projetés au cinéma Asuán qui n’en croit pas ses grands rideaux … Quant aux professeurs de passage à l’Alliance, elles participent activement aux dénouements heureux de quelques ébauches d’études du français, occasionnant même des mariages à l’église et tout !

On voit aussi déambuler au soleil anguleux du centre-ville des silhouettes exotiques, vêtues de chemises blanches et de complets sombres, un livre à la main… mormons, ancrés momentanément aux bases américaines, à Morón et à Rota, qui profitent des récentes permissivités pour annoncer quelques bonnes nouvelles. D’autres messages en feuillets coloriés d’un Jésus doucereux se glissent sous les portes… Jéhovah salue les ménages en témoignant…
Par ailleurs se dégagent les poussées d’oxygène émanant la plupart du temps des travaux de journalistes, professeurs ou artistes de Jaén ainsi que de fortes personnalités telles que celle de Pablo Castillo García-Negrete, l’architecte, dont les premières luttes, dès les années 50, essaient de rompre le silence musical ambiant et créent une émulation historique autour du piano qu’en bénévole il saura faire aboutir sur un concours international des plus importants : El Premio JaénConcours de « Premio Jaén de piano »..
Une sorte de floraison printanière s’installe sur l’agonie d’un hiver qui a trop duré. Chacun participe à sa manière au renouvellement futur qu’on espère voir éclore. Et si les craintes interrogatives sur une scission possible percent les commentaires revêtus de naïveté, leurs formulations mêmes prouvent que le désir commun des Espagnols se dirige heureusement vers une entente définitive et démocratique.

Fausto multiplie les expositions à travers le pays, ce qui renforce l’allure progressive du style et de la couleur. Il exécute ses œuvres à toute allure, comme si quelque chimère armée le poursuivait dans ses tranchées apparemment abritées sous la robe calcique de Santa CatalinaSanta Catalina de Alexandrie, nom assigné par le roi Fernando III au château arabe existant avant la conquête chrétienne. . S’obligeant à peindre de nouveaux thèmes pour chaque salle d’art, ceci malgré le piètre résultat financier qui en découle puisque aucune concession commerciale n’entre dans son jeu d’artiste faiseur de monstres, il accélère la cadence du geste en même temps que les innovations de teintes et de formes s’intègrent aux traits des scènes plus intimistes.


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